Abstraxion

Identités remarquables : Abstraxion

Man on the Moon

 

Le Marseillais Harold Boué, alias Abstraxion, sort cette semaine un superbe album de musique électronique. Le cœur, la tête, les jambes, tout y est : partons à la rencontre de ce Break of Lights.

 

Si débattre sur la multitude de courants issus de la musique électronique est un exercice sans fin, il n’en reste pas moins que, dans ce registre, deux catégories de musiciens s’opposeront toujours : ceux qui sont assujettis aux contraintes de leurs machines, réelles, mathématiques, et ceux, beaucoup moins nombreux, qui ont suffisamment de talent ou d’imagination pour les utiliser comme des outils à leur service. Harold Boué, alias Abstraxion, fait définitivement partie de la deuxième, et n’y allons pas par quatre chemins, il est l’artiste le plus important à avoir émergé de la scène électronique locale depuis, disons, Danton Eeprom. Les deux ont d’ailleurs pour point commun d’avoir trouvé à Londres une terre d’accueil, où ils ont récolté les louanges de quelques-unes des stars de l’électro underground (réputées pour leur exigence). Le parallèle s’arrête là : si Danton s’est illustré dans une esthétique assez sombre et volontiers synchrone avec son mode de vie, Abstraxion dissimule derrière un pseudo aussi simple qu’explicite une tonalité plus lumineuse, sans doute plus en phase avec sa ville de cœur, où il réside depuis vingt ans et qu’il ne renie pas.

 

De Londres à New York…
C’est donc dans son studio, situé dans une villa nichée en contrebas de Malmousque, qu’Harold nous reçoit. Le garçon est courtois, humble, parle fort bien de sa passion, que l’on peut lire de toute façon sur un sourire constant et franc. Dans cette pièce où l’on découvre la configuration « live » de son projet (quelques synthés modulaires de type Moog, ainsi que la batterie électronique et la guitare de son partenaire de scène), de nombreux musiciens ont l’occasion de passer : Harold fait partie intégrante de l’association Alter Echoes, qui travaille sur des créations audio-visuelles captées en direct et relayées par un blog. C’est aussi et surtout ici qu’il a conçu son premier album solo, Break of Lights, qui sort cette semaine sur son propre label, Biologic Records, mais aussi simultanément sur ceux des têtes chercheuses new-yorkaises Justin Miller (Have A Killer Time) et Nicolas Jaar (Other People). Ces deux derniers ne sont pas des novices, et leur intérêt pour la musique d’Abstraxion confirme ce que l’on pressentait déjà : elle est infiniment personnelle, et ne saurait se limiter à une seule famille. Jusque-là, Harold avait reçu le soutien, en Angleterre, de personnalités musicales très influentes comme Erol Alkan, James Holden, Ivan Smagghe ou Caribou. Des gens qui ont des esthétiques très différentes les unes des autres, mais qui d’une manière ou d’une autre, opèrent un lien entre clubbing pointu et pop-culture « indie ». De même, le premier single extrait de Break of Lights se voit revisiter par des groupes comme PVT, Death In Vegas et Factory Floor, autant dire un sans faute pour qui aime à pointer les liens entre démarche arty et rugosité rock. Au-delà du name-dropping, tous ceux qui se penchent sur le berceau d’Abstraxion semblent mus par ce même désir d’aller chercher de nouvelles formes à la croisée des genres. C’est précisément ce que cherche l’intéressé, et il est somme toute logique que la scène indépendante de la Grosse Pomme s’intéresse aujourd’hui à lui… Quel est donc le supplément d’âme, le plus petit dénominateur commun que tous ces artistes ont ici décelé ? La musique d’Abstraxion étant essentiellement électronique (et largement analogique), elle peut provoquer à la première écoute une réaction mitigée, pour qui n’a pas forcément accès aux codes de la culture du home-studio. Mais bien sûr, c’est un peu plus compliqué.


 

… en passant par la lune
Avant d’en arriver à ce premier album, étape logique et nécessaire d’un parcours entamé il y a de longues années de cela, Harold a eu le temps de perfectionner son art. Son père était musicien, lui a transmis une part de son savoir, et Harold avait tout juste vingt ans lorsqu’il s’est décidé à monter un label en 2005 (Biologic, co-géré aujourd’hui avec le jeune producteur belge DC Salas). Les choses se sont accélérées en 2011 avec la sortie de deux maxis sur Different Recordings (subdivision électronique de Pias), des remixes, des dates en tant que DJ dans divers clubs, et toujours plus de retours enthousiastes sur sa musique. La grande force de cette dernière, c’est qu’elle a su emprunter à de multiples courants (house, électro, IDM, disco) pour les fondre tous dans une sorte de matrice régénérée par l’approche, et la vision, de quelqu’un qui les a assimilés avec les moyens de son époque. Plus contemplatif et moins franchement dancefloor que par le passé (c’est aussi le principe de ce format), l’album qui arrive aujourd’hui est une forme d’aboutissement de ce postulat. A situer quelque part entre les travaux de Dan Snaith (Caribou/Daphni) et Nathan Fake, Break of Lights est un disque lunaire qui associe dans un même geste le corporel et le cérébral, l’épure et la recherche du détail, l’euphorie et la mélancolie. Dans le champ des musiques électroniques, on reconnaît généralement un bon producteur au soin particulier qu’il apporte, derrière une trame lisible du plus grand nombre (un beat, une boucle, des nappes), à la profondeur de son travail (sur les textures et l’évolution de ses morceaux). De la même manière que l’on va revenir à un tableau pour en apprécier chaque motif, aussi infime soit-il, et y distinguer autre chose, la musique d’Abstraxion peut déclencher plusieurs degrés de lecture. Aucun ne prend forcément le pas sur l’autre. Le secret de cette alchimie tient peut-être au fait qu’Harold réfléchisse beaucoup aux combinaisons de sons, créant lui-même ses synthés avec différents modules, ou pilotant ses instruments simultanément afin de générer des « accidents » heureux. Une démarche qui l’a naturellement mené vers un live audio-visuel avec mapping (animation projetée sur la structure scénique), présenté il y a peu au Cabaret Aléatoire. Mais voilà : si l’émotion peut parfois surgir du hasard, de l’instant ou du murmure des machines, c’est quand même bien parce que des hommes se sont postés en amont. Une position privilégiée, clairement, pour qui envisage la musique de demain.

PLX

 

Dans les bacs : Break of Lights et Moon Ep (Biologic/HAKT/Other People)

Rens. www.abstraxion.fr