Anthony Micallef par Kenza Merzoug

Identité Remarquable | Anthony Micallef

Photo sensibilité

 

Il y a un an, alors que ses portraits des délogés marseillais s’affichaient en grand sur les façades de l’Hôtel de Ville, nous partions à la rencontre du photo-reporter Anthony Micallef, histoire de porter la focale, une fois n’est pas coutume, sur celui qui se cache derrière l’objectif. Depuis, l’exposition s’est transformée en ouvrage et le jeune homme vient de recevoir le Prix du photojournalisme du Club de la Presse Marseille Provence. Voilà qui méritait une nouvelle rencontre, et la publication sur papier de son portrait.

 

 

Tout juste auréolé du Prix du photojournalisme du Club de la Presse Marseille Provence pour son travail sur l’Après-M, ce McDo des quartiers nord transformé en plateforme d’aide alimentaire, Anthony Micallef ne cache pas sa joie, affichant un large sourire : « Ça fait plaisir ! D’autant que je commence à trouver une écriture à la fois en adéquation avec moi-même, qui fait sens et a un écho auprès des autres, dans le cœur des gens. »

Le cœur des gens, le photo-reporter l’a en fait déjà conquis, il y a plus d’an maintenant, avec sa série sur le mal-logement à Marseille, entamée en décembre 2018 suite au drame de la rue d’Aubagne, et qu’il aura documentée pendant de longs mois, entre deux commandes, partant quasi quotidiennement à la rencontre de ceux qui ont tout perdu. Après avoir été exposé dans quelques lieux (Brasserie Communale, Daki Ling, Maison des Droits de l’Homme), puis en grand sur les façades de l’Hôtel de Ville et de la Maison Diamantée en fin d’année dernière, ce travail d’utilité — pour ne pas dire de salubrité — publique est devenu en septembre dernier un livre, paru aux éditions André Frère.

Mêlant photographies, témoignages et poésie (car notre homme possède également une — très belle — plume), l’ouvrage livre le récit d’une « disparition », celle de quelque 5 000 personnes délogées, envoyées du jour au lendemain dans des chambres d’hôtel étriquées, loin de leur quartier, de leur quotidien, de leurs vies. « En photographie, ça a du sens de raconter une disparition, une “invisibilisation”, qui s’avère politique, quasiment volontaire en plus de ça. Je me suis demandé quels étaient les échos du drame non pas sur les morts mais sur les vivants. C’est comme la réplique d’un tremblement de terre pour les délogés. Ils passent complètement à l’as parce que les caméras sont parties. Quand tu souffres en décalé, personne n’est là pour le raconter… » Personne sauf Anthony, donc, qui, alors qu’il venait de s’installer à Marseille, va s’y consacrer corps et âme pendant près de deux ans, produisant plus de 12 000 clichés, livrant un hommage vibrant aux délogés.

 

Profession : reporter

 

Né à Montpellier au début des années 80 de parents pieds-noirs d’origine maltaise, Anthony y suit un brillant parcours scolaire, semé de bons points et de félicitations. Après une classe de prépa hypokhâgne, il quitte son Sud natal, dont il a gardé un joli accent, pour l’IEP de Lille. Il y passera quatre ans et demi, parachevés par un mémoire sur les jeunes militants du FN. Ce sujet, pour le moins délicat et « glissant », porte en lui tout ce qui fait sens pour l’apprenti reporter : la découverte de l’inconnu ; la rencontre de l’autre, celui qui est aux antipodes de son environnement ; et la lutte contre l’essentialisation, cette tendance, hélas largement répandue dans le monde politico-médiatique, à réduire une personne à une seule de ses facettes.

Son échec au concours de l’école de journalisme de la métropole nordiste pourrait quant à lui résumer les relations ambigües qui le lient à sa profession. Le bachotage et l’impérieuse nécessité de connaître parfaitement tous les faits d’actualité, y compris les plus triviaux, vont à l’encontre de l’idée, noble, qu’il se fait du journalisme : « Il y avait quelque chose de l’ordre de l’asphyxie pour moi là-dedans. (…) J’ai fait du journalisme comme j’aurais été médecin ou curé, par sacerdoce. Je suis toujours convaincu que c’est le plus beau métier du monde, un métier essentiel. » Avec la certitude chevillée au corps qu’il vaut mieux « donner une idée ou deux à quelqu’un qui regarde un reportage sur une grande chaîne nationale qu’en donner huit à quelqu’un qui lit Le Monde, parce que ça ne va pas changer sa vie », Anthony fait ses classes au sein de la rédaction de LCI sitôt ses études achevées : « J’ai eu un badge TF1 les six premiers mois de ma vie professionnelle ! », se rappelle-t-il en riant.

Après cinq ans à naviguer dans l’univers impitoyable de la télé, c’est la « crise de foi ». Sans pour autant jeter l’opprobre sur le monde du petit écran, où il a pu croiser « plein de gens humanistes, brillants, mais [qui] se font broyer par un système très contraignant, qui te pousse à faire un produit dans lequel tu ne te reconnais pas », il décide de tout arrêter. « Ça ne remplissait plus la mission que je me suis fixée, c’est-à-dire d’éclairer, de porter des voix et de raconter, sincèrement, d’autres vies que la mienne, comme dirait Emmanuel Carrère. (…) Or, en télé, on ne retient que le spectaculaire, et c’est rarement le plus beau chez l’être humain. Je souffrais parce que je ne voulais pas trahir les gens, la confiance qu’ils m’accordaient. »

Pendant un an, loin des caméras, le jeune homme ne chôme pas pour autant, même s’il découvre Pôle Emploi pour la première fois depuis la fin de ses études : il part pour quatre mois en mission humanitaire dans un hôpital « au fin fond du Cameroun » (« C’était complètement surréaliste ! J’ai l’impression d’être resté trois ans là-bas tellement les journées étaient longues et intenses. Ça a été “l’école de la vie”, comme on dit », se souvient-il en un clin d’œil), puis enchaîne les petits boulots. Lui qui n’avait jamais connu l’échec vit mal cette « rupture » professionnelle. « Mes parents, comme plein de familles, m’ont toujours désigné l’échec ou la rupture comme la pire chose du monde. Ça se tient, mais en fait, je crois que dans cette civilisation, particulièrement ma génération, on n’est pas du tout préparé à l’échec, comme à la mort d’ailleurs, c’est tabou. De même à l’inverse, dans des milieux beaucoup plus précaires, on n’est pas préparé à la réussite. Dans tous les cas, on nous met sur des rails, et quand tu fais prépa grandes écoles, c’est inimaginable que tu sois derrière un bar, ne serait-ce que trois mois. De fait, je l’ai mal vécu, comme une rupture amoureuse, alors que c’était mon choix, pour me sauver de quelque chose qui ne me convenait plus. »

Après une année de « vague à l’âme », Anthony décide de poursuivre dans le journalisme, « mais autrement ». Sans prédisposition particulière mais de manière presque naturelle, il porte son choix sur le médium photographique, « parce que ce qui ressemble le plus à un reportage télé, c’est un reportage photo. » Il ne sait pas, alors, que son grand-père possédait une petite boutique de photo à Souk Ahras avant de quitter l’Algérie en 1962 pour la France. « C’est à ce moment-là que mon père m’en a parlé, il m’a dit que mes éclairages lui faisaient penser à lui, même s’il faisait des photos studio, des photos de famille… »

 

Sujet libre

 

Depuis l’obtention de sa première carte de presse en 2007, Anthony n’aura pas connu autre chose, ou presque, que le statut de pigiste : il travaille de manière indépendante, finançant ses projets personnels au long cours par des commandes ponctuelles. Autrement dit, il paye le prix de sa liberté éditoriale par une vie faite d’incertitudes et d’inquiétudes, autant professionnelles que personnelles : « C’est une forme de “luxe misérable”, parce que je suis sans cesse en grand écart économique et psychologique, entre “Le monde m’appartient” et “Est-ce que je vais pouvoir payer mon loyer ?”. »

Une situation devenue la norme pour les photo-reporters, désormais très éloignés du mythe de l’envoyé spécial : « Il y a beaucoup moins d’argent qu’avant pour les reportages… Le beau sujet en Iran, où tu restes sur place le temps qu’il faut, payé en avance et avec publication garantie, ça n’existe plus. » Ce qu’Anthony regrette d’autant plus qu’il a toujours pensé le journalisme par le prisme du temps (long). Alors, les sujets qu’il choisit, à l’instar de ce reportage sur les musées de la guerre à la frontière Iran-Irak, il les finance lui-même.

Entre deux commandes pour le JDD, Paris Match ou Le Monde, il aura ainsi passé un réveillon aux urgences d’un hôpital, près d’un semestre dans un commissariat ou encore neuf mois aux côtés des étudiants des Beaux-Arts de Paris. Cette dernière expérience, sans doute parce qu’elle se situait « à l’opposé de [son] éducation », l’aura particulièrement marqué : « C’est en mode mai 68 : les étudiants restent entre eux, poussés à expérimenter, à essayer, à échouer. » Où l’on revient aux notions d’échec et de rupture : « Dans son journal, Thomas Edison raconte les multiples tentatives qui lui ont permis d’inventer l’ampoule et qu’il voit comme des “étapes” plutôt que comme des “échecs”. Il dit : “Je n’ai pas échoué. J’ai simplement découvert 10 000 manières qui ne fonctionnent pas.” Si un jour j’ai des enfants, je leur enseignerai ça. » Ou encore : « J’ai entendu dire que le pictogramme japonais qui signifie “crise” veut également dire “opportunité”. Même si c’est sans doute une légende, je trouve ça très beau. Quand tu quittes quelqu’un, la rupture est horrible, mais elle va forcément permettre d’autres choses. Quand tu quittes ton job, même si t’es journaliste à la télé et que les places sont chères, ça va permettre autre chose. Et quand tu quittes Paris au bout de dix ans, alors que tu y as tous tes potes et que tu ne connais absolument personne à Marseille, que tu divises par trois tes revenus, que tu ne sais même pas où tu vas habiter, c’est une opportunité de dingue, parce que ça permet de développer et réaliser des choses que tu ne pouvais pas faire là-bas… »

 

« Marseille, c’est bien pour ça aussi : tu es tellement entouré que tu peux te permettre d’être seul sans disparaître. »

 

En juin 2018, Anthony quitte la capitale pour la cité phocéenne : « J’avais envie de revenir à mes racines méditerranéennes. L’idée d’un renouveau aussi. Je ne pouvais pas retourner à Montpellier parce que j’y ai grandi et que tous les endroits où on grandit sont étriqués. »

Portant sans qu’il le sache les prémices de qu’il allait trouver à Marseille, le déménagement de son scooter via la Nationale 7, qui devait durer deux jours et se fera finalement en huit, aura été « sans doute le plus beau voyage de [sa] vie. (…) Au hasard de la route, j’ai rencontré un sosie de Johnny, un chauffeur de ministre qui faisait du vélo pour se repentir d’avoir brûlé du carburant pendant vingt ans, des camionneurs dans des restoroutes… Je crois vraiment à la phrase de Stevenson qui dit que l’important, ce n’est pas la destination mais le voyage. Le temps que l’on met à faire des choses, ce n’est pas du temps perdu, c’est la chose elle-même. La valeur de quelque chose, c’est le temps que tu mets à le faire. »

Le temps, l’inconnu, la rencontre avec les gens… Ce voyage, c’est peut-être aussi ce qui le définit le mieux, et explique en partie ce que le jeune homme est venu chercher ici. « J’avais besoin d’un endroit qui soit à la fois isolé et connecté, et je crois que c’est le cas de Marseille. J’avais aussi besoin de travailler dans ma propre ville et à Paris, ce n’est pas possible, personne ne se parle, la communication entre êtres humains est très compliquée. Alors qu’à Marseille, même si les gens ne t’ouvrent pas si facilement leur porte, il suffit de rentrer dans une boulangerie pour avoir un sujet de reportage. Ici, les gens aiment se raconter, et ils ont les mots pour le faire. (…) Et puis, même si j’ai mis du temps à m’en apercevoir, je crois que je suis venu à Marseille aussi parce que tout ce que j’aime dans la vie demande du temps : lire, écrire, nager… Des activités solitaires. Et Marseille, c’est bien pour ça aussi : tu es tellement entouré que tu peux te permettre d’être seul sans disparaître. »

 

L’amour et la violence

 

Anthony ne cache pas sa fascination pour la cité phocéenne. Il en parle longuement, cherchant sans cesse les mots justes pour décrire ce que lui inspire cette ville-monde « remplie d’humanité » mais « qui se contredit en permanence », multipliant les métaphores comme pour poser autant d’images que de mots sur sa pensée. « Marseille, c’est vraiment une ville où tu peux avoir foi en l’être humain ; tu peux voir trois personnes se précipiter pour aider quelqu’un qui tombe en panne… et en même temps, dans l’humanité il y a aussi le pire : si ça se trouve, le type qui l’aide à réparer sa voiture va lui piquer son portefeuille. (…) De même, si t’as envie d’aller faire des courses avec une serviette sur la tête, tu peux, et si t’es en claquettes-chaussettes, c’est même à la mode. C’est la ville où les choses sont permises, où les gens s’autorisent beaucoup de choses ; et ça fait un bien fou, surtout avec la chape de plomb politique, économique et culturelle qui est sur le pays depuis trop longtemps. Mais il y a un revers de la carte postale que j’ai découvert avec mon travail sur le mal-logement : cette ville est hyper violente pour les personnes fragiles, elle n’a aucune pitié pour ses pauvres. (…) Marseille, c’est la ville des ambiguïtés, des contradictions et des complexités : elle a des faces magnifiques et des faces sombres au même endroit. On peut voir des gens qui prennent le soleil dans une belle villa, et deux cents mètres derrière, ils sont huit dans un F2 à crever la dalleEt c’est pour ça que c’est la ville rêvée pour travailler selon moi. J’aime la complexité et avoir du temps pour rentrer dans les détails. »

De fait, les sentiments provoqués par cette expérience de vie dans la cité phocéenne s’avèrent, eux aussi, ambigus. « C’est une ville qui donne de l’énergie, mais qui t’en prend énormément. On connaît tous des gens qui rayonnent fort, qui te font du bien et t’inspirent, mais qui te pèsent et te bouffent aussi… Marseille est comme ces gens très solaires, magnétiques, qui parlent beaucoup et fort, avec beaucoup d’anecdotes : c’est génial pendant une soirée, un week-end ça devient compliqué à gérer, mais tu t’installes pas en coloc’ avec eux. » D’autant qu’Anthony cultive la solitude presque à son paroxysme, cherchant à explorer sa façon d’être aux autres en dehors de son travail, qu’il considère en partie dysfonctionnelle (« J’ai l’impression que je n’ai pas le mode d’emploi »), et son rapport au monde, « à la fois très intense et défait ». Il pense d’ailleurs être « devenu journaliste pour être celui qui raconte et pas celui qui est raconté. Je me suis mis dans cette position d’observateur très confortable et en dehors du monde : quand on est photographe, on n’est pas sur la photo. »

Cette solitude, à la fois choisie et contrainte, lui rappelle aussi le prix d’une liberté qu’il n’abandonnerait pour rien au monde, terrifié à l’idée d’une « vie déjà écrite ». « Ma plus grande peur, ce n’est pas d’être seul, c’est de subir la contrainte. Pour moi, chercher avec des amis un resto qui convienne à tout le monde alors qu’on a faim, c’est un aperçu de l’enfer. »

 

Cynthia Cucchi

 

Dans les bacs : Indigne Toit d’Anthony Micallef (André Frère Éditions)

Pour en (sa)voir plus : www.anthonymicallef.com