Gregory Porter © Erik Humphery

Retour de scène | Gregory Porter au Grand Théâtre de Provence

Premier de portée

 

Non, le bon gros géant social-romantique Gregory Porter n’est en rien perdu pour le jazz. Sa prestation au Grand Théâtre de Provence à Aix, ce vendredi 28 septembre, avait de quoi ravir plus d’un.e jazz fan et même au-delà.

 

N’en déplaise aux bégueules, le crooner à l’inamovible étrange casquette (qui a vu ne serait-ce que l’ombre de ses oreilles et du haut de son crâne ?) est le plus bienveillant des chanteurs de jazz. Qu’il s’agisse de ses musiciens ou du public, il réussit, par sa prestance et ses pépites vocales, à poser les conditions d’une atmosphère d’effervescence collective et de bien-être. D’aucuns parleraient de charisme et ils n’auraient pas tort. Certes, il est comme vous et moi, Gregory Porter, mais il sait donner et recevoir, sans omettre de rendre au jazz ce que l’on doit au jazz. Ainsi, il suffit d’une note appuyée sur quelque terminaison d’un mot pendant Musical Genocide pour susciter des frissons et faire advenir quelque larme. Spiritualité dans le jazz, quand tu nous tiens… Oui, Gregory Porter est capable d’émettre des notes de l’intensité d’un… Coltrane !

Avouons notre délectation à l’écoute de ses musiciens, cats suprêmes au service non pas tant du chanteur leader que d’un swing et d’un groove des plus naturels. Car oui, il y a de la pulsation sensuelle dans cet orchestre. La présence d’un orgue Hammond, ce vénérable piano électrique (un beau meuble en fait !) fonctionnant avec des lamelles qui actionnent les fréquences vibratoires, amplifiées par une cabine Leslie, n’y est pas pour rien. C’est pourtant à l’organiste (redoutable Ondrej Pivec) qu’est dévolu le solo le plus « destroy », brisant codes et tempo pour attiser le feu du plaisir. Au contrebassiste (le bluffant Jahmal Nichols) sera assignée la rude tâche d’attiser le feu du désir, pendant un solo intégral de plus d’une dizaine de minutes, émaillé de citations bien senties (Papa was a rolling stone conclut le solo et finit par être repris par le groupe) et d’un humour bienvenu, sans se départir d’une grande virtuosité. Quant au pianiste (fantastique Chip Crawford), ses incursions dans une Marseillaise jazzifiée au détour du thème-manifeste Musical Genocide, loin d’être démagogues, sont d’autant plus pertinentes qu’elles rappellent ni plus ni moins la version d’un certain Django Reinhardt ! Le batteur (Emanuel Harold), lui, bien qu’il ait souffert d’une mauvaise sonorisation à l’entame du concert, finit par casser la baraque. Quant au saxophoniste ténor (immense Timon Pennicott), son jeu tout en retenue et aérien est une plus-value pour l’ensemble.

Et pendant ce temps, le chanteur de jazz livre toute son énergie pour faire vivre cette sublime musique par sa corporalité et, évidemment, cette voix d’or. Quelques improvisations de-ci de-là prouvent d’ailleurs que Gregory Porter est mûr pour des incursions dans le noble art du scat. Plus qu’un interprète (de ses propres compositions d’ailleurs), cet être humain s’avère être un redoutable conteur, n’hésitant pas à allonger quelque phonème, à jongler avec les hauteurs vocales. À casser les codes de genre également, surfant sur les médiums aigus, renouant avec cette tradition afro-américaine du blues originel de recherche des fréquences les plus hautes pour mieux subvertir les canons de la masculinité. Et l’on comprend comment, avec un tel crooner, « les aigus, c’est grave ».

D’autant plus que les paroles de cet homme, qui s’aventure parmi les légendes du jazz, se révèlent d’une richesse poétique rare dans son univers musical. Critique sociale et chronique amoureuse, respect aux grands anciens (ah… cette évocation de Marvin Gaye et de Duke Ellington sur On my way to Harlem), et, plus globalement à la tragédie afro-américaine (ainsi cette livraison de Work Song : la dénonciation de l’exploitation du peuple noir étatsunien par ce thème acquiert la force d’une évidence). Par-delà le message, il y a la poésie dans l’écriture de ce Monsieur : une richesse de la versification qui montre que la langue anglaise peut être gorgée de soul, une palette de vocabulaire à rendre un Tony Benett pantois !

Frissons et larmes donc.

 

Laurent Dussutour

 

Gregory Porter était en concert au Grand Théâtre de Provence (Aix-en-Provence) le 29/09