Cro-magnon de Gilles Barbier

Gilles Barbier – Echo Système à la Tour-Panorama

Le Barbier de la Friche

 

Des années qu’on attendait une exposition Gilles Barbier à la Friche, dont l’artiste est l’un des fondateurs (1). C’est chose faite aujourd’hui avec l’exposition Echo Système, qu’il faut voir comme un itinéraire au sein de son œuvre plutôt que comme une rétrospective. Gilles Barbier n’en a pas encore l’âge, et l’énergie féroce qui anime son travail nous fait penser qu’il n’est pas encore au bout de ses forces.

 

« La perfection formelle se trouve dans l’ellipse. » Alfred Jarry

Les quelques perdus qui ont manifesté devant la Friche contre l’exposition proposée cet été par le Dernier Cri trouveront sans doute de quoi brandir leurs petites pancartes avec l’exposition de Gilles Barbier.
On pénètre dans un monde peuplé de formes, de personnages, de maux et de jeux de mots, où l’absurde prime sur la bienséance et la bien-pensance. Non pas que Gilles Barbier soit à proprement parler un artiste transgressif ; les quelques éléments anatomiques de cire ne suffiront pas à heurter celui pour qui l’évocation de son corps, de ses fluides et de ses sons n’effarouche pas. Aux distinctions manichéennes, Barbier préfère une vision du monde dans lequel les choses s’organisent selon un système imaginaire qui échappe à une logique communément admise.
Avant toute chose, Gilles Barbier produit des formes : sculptures, dessins, photos, installations et peintures. Et pour les produire, il a mis en place un dispositif mental qui relève d’un système virtuel, une sorte de matrice dans laquelle des éléments s’auto-génèrent. Ce dispositif a pris la forme du damier, une forme arbitraire mais qui lui permet de déployer et de nourrir son travail depuis 1992. On comprend alors que les airs ludiques et enfantins des œuvres de Gilles Barbier font partie d’un tout plus complexe, purement mental, qui s’ordonne selon les règles d’un jeu de plateau, que l’artiste décrit comme une machine de production aléatoire, ou comme le cœur d’un ordinateur mis à nu, contenant ses idées, ici appelées « énoncés », comme en référence à un problème. En cela résulte le génie de Barbier : se rappeler qu’une forme plastique est avant tout un problème que l’artiste doit négocier, à la fois avec la matière et avec l’idée.
Il n’est pourtant pas nécessaire d’en connaître les rouages pour entrer dans l’exposition. On y retrouve les éléments du glossaire de l’artiste : la prépondérance du texte (qui lie son travail à la bande dessinée, dont il utilise le vocabulaire formel pour ses dessins), la science fiction (les vaisseaux de la série des dessins noirs), l’histoire de l’art et l’art en général (la série Habiter la peinture, 1992) ou encore les clones (personnes de petite taille sculptées à l’image de l’artiste qui revêtent une multitude d’expressions comme une multitude de personnalités différentes).Gilles Barbier est un artiste protéiforme qu’il est difficile de classer. Son travail est d’un accès à la fois simple et complexe selon les différents niveaux de lecture. Chaque voie de compréhension nous fait inexorablement glisser vers plus d’abstraction, à l’image de ces carcasses de viandes qui convoquent Goya, Chardin, Rembrandt ou Bacon, et dans lesquelles se posent de petites maisons (Habiter la viande, 2015). Les Cauchemars de l’amateur de fondue au Chester (référence à la BD éponyme de 1900 signée Winsor McCay, patriarche du 9e art, pour lequel le rêve demeure le moment et le lieu de toutes les aventures possibles) plongent le spectateur d’Echo Système dans un monde fictionnel proche du rêve éveillé, dans lequel la réalité est bien imitée mais où l’on sent que les choses se détraquent peu à peu : les personnages en gruyère fondent, des paires de mains se serrent et se pincent étrangement, des phylactères racontent des histoires incompréhensibles, des yeux tapis dans l’ombre nous observent…
A quoi rime donc cette débauche de nourriture du repas sans convive de la série des Festins et des Guéridons ? Les visiteurs de la FIAC 2015 (2) se retenaient de toucher pour croire à l’inauthenticité de ces fromages, caviar, fruits, charlottes et homards, qui ne sont que du toc, de la résine. On pense encore à la peinture flamande du 17e siècle et à ses toiles remplies de détails et de bétail, de carcasses dont on retrouve la belle facture dans ses peintures comme The Treasure Room. Car Gilles Barbier a le goût du trop plein, comme le démontre la série photographique Planqué dans l’atelier, dans laquelle on cherche l’artiste dans le capharnaüm qui lui sert de lieu de travail, ou encore la toile remplie par les définitions et les images du dictionnaire que l’artiste a bêtement recopiées.
Sous ses atours burlesques, le travail de Gilles Barbier regorge de sens cachés, d’associations d’idées, de mots et d’images dont la narration se transforme à chaque planche. Le grand livre de dessins noirs, réunissant des questions inhérentes aux recherches de l’artiste, est animé par un mouvement de rotation qui associe aléatoirement les différentes images et raconte des centaines d’histoires aux dénouements multiples.
L’œuvre de Barbier est en perpétuel mouvement ; elle veille à ne jamais s’enfermer dans une façon de voir et de dire les choses, se préservant de toute certitude, laissant parfois le hasard faire… Des choses essentielles se disent dans les ellipses où le spectateur cherche son chemin, construit son propre rapport à l’œuvre et y trouve les plaisirs intellectuels auxquels Gilles Barbier l’invite. Tous ceux qui trouvent refuge dans les mondes de l’art, qu’ils soient meilleurs ou pires que celui dans lequel nous vivons, l’en remercient.

Céline Ghislery

 

Gilles Barbier – Echo Système : jusqu’au 3/01/2016 à la Tour-Panorama (Friche La Belle de Mai, 41 rue Jobin, 3e). Rens. : www.lafriche.org

 

Notes
  1. Il participe en 1992 à l’émergence de La Friche Belle de Mai via la création d’Astérides, structure de résidence d’artistes[]
  2. Gilles Barbier était représenté par la galerie George Philippe et Nathalie Vallois à la FIAC 2015[]