La Gentillesse © Mara Teboul

La Gentillesse par la Cie Demesten Titip au TNM La Criée

Stranger than kindness

 

En articulant L’Idiot de Dostoïevski et La Conjuration des Imbéciles de John Kennedy Toole à une écriture collective avec les acteurs, Christelle Harbonn a organisé une structure dont il faut saluer le risque et l’audace tout en en signalant la dilution dramaturgique.

 

En effet, les acteurs y sont formidables, surtout dans la première partie où sont posés efficacement les caractères des personnages et les thématiques abordées par la pièce : gentillesse naturelle et ravageuse versus méchanceté pulsionnelle et sécuritaire. On adore ce Gilbert descendant du Bartleby d’Herman Melville, qui « fuit en cherchant une arme » (1) et à qui l’optimisme donne des haut-le-cœur ; sa douceur coléreuse quand il revendique le droit de « vivre en dehors de tout ça » : « Personne ne naît pour travailler », dit-il… Le travail et son manque atroce, la vacance infernale, sont des dynamiques ultra nécessaires à l’entrelacs rigidifié des systèmes capitalistes que Gilbert cherche à démêler pour tenter de construire autre chose (un travail de titan !). Dans la nouvelle religion économique, le chômage a la même puissance que la culpabilité originelle dans le christianisme, le travail étant le seul vecteur valable de gratification. Le problème survient quand notre antihéros, adepte de la fuite, devient le portier soumis d’une famille bourgeoise possédant l’art de verbaliser ses névroses et d’en faire de la poésie. En cela, ces trois femmes qui suivent le délabrement généralisé de la société depuis leur salon se révèlent virtuoses, au même titre que le sont les comédiennes. Il n’est pas de limite à l’hystérie bourgeoise quand elle déclare ne pas vouloir côtoyer la misère. Gilbert, rebelle misanthrope soudain heureux et réconcilié d’avoir un poste, des responsabilités, prêt à la violence pour le garder, provoque une première grande déception. Quand le thème très actuel de l’étranger naïf, sans identité ni repère, est introduit pour accentuer le dérèglement familial (dont Théorème de Pasolini est une référence avouée), c’est pour le faire passer par une intéressante case christique (au cours d’un repas fantasmé aux sublimes images à connotation symboliste), vite abandonnée, le laissant littéralement pourrir sur place au pied du canapé, autre déception. La nudité (élément typique du théâtre contemporain) intervenant au cours de ce repas, mise en scène de l’inconscient et du fantasme des personnages, n’est pas gratuite puisqu’elle participe à créer des tableaux vivants d’une grande beauté. Elle devient embarrassante quand il s’agit de parler de la confiscation et de la contrefaçon par le réel de l’utopie communiste. Comparer la hiérarchie sociale et son mépris de classe aux parties du corps nu est une moquerie potache en référence au Mépris de Godard : la nudité (au théâtre) est-elle une affaire de morale ? Idéologiquement, cela a quelque chose d’obscène, faisant rire le bourgeois bien-pensant qui peut continuer à se rassurer en assénant : « Hé oui, le communisme, ça n’a pas marché ! » De toute façon, dans ces cas-là, on ne voit que le sexe de l’acteur… Un parallèle avec ce qui se passe à l’intérieur d’un corps aurait été plus éloquent, voire inquiétant (on voit bien les classes dominantes y tenir le rôle d’un colon accumulateur). La Gentillesse pâtit sans doute d’une direction peu claire de la part de Christelle Harbonn : le trait disparaît, le propos se dilue et le spectateur construit du sens où il le peut. On entend tout de même de très belles choses ; il est probable que la pièce ait besoin de mûrir, de se réajuster. Quitter le système pour un ailleurs désertique et se mettre en vacance de soi-même ou reconnaître que plus que la gentillesse, la méchanceté ouvre à de vastes plaisirs dont le remord fait partie ? « On est libres, on n’a rien à perdre », nous dit-on. On pourrait rétorquer : on est libre et on a tout à perdre car on est responsable individuellement. On peut rester dans le système, trouver des moyens de ne pas le subir et une façon de vivre incitant à le changer : « Détruire, dit-elle ! » (2)

Olivier Puech

 

La Gentillesse par la Cie Demesten Titip : jusqu’au 15/12 au TNM La Criée (30 quai de Rive-Neuve, 7e).
Rens. : 04 96 17 80 00 / www.theatre-lacriee.com

Pour en (sa)voir plus : http://www.demestentitip.com

 

Notes
  1. Gilles Deleuze[]
  2. Marguerite Duras[]