Galette | Arroyo

Cours Do

 

Il y a comme un tropisme pop/folk dans le jazz made in Marseille ces derniers temps. Le groupe Arroyo propose un album autoproduit aux univers sonores résolument contemporains, The Land Behind Us, qui ne dément pas cette tendance.

 

 

Le contrebassiste Olivier Pinto, le pianiste-claviériste Jérôme Mathevon et le batteur David Carniel frayent ensemble depuis huit ans et ont développé une complicité musicale éprouvée depuis leur rencontre au Conservatoire de Marseille. Leur formation est conçue comme un espace à même d’intégrer leurs rencontres musicales. Ils bénéficient jusqu’à aujourd’hui du soutien de la compagnie Télémaque pour développer leurs propositions, et ont commis dans les locaux de cette dernière quelques sorties de résidence. Sur scène, ils se sont même parfois retrouvés avec deux contrebassistes.

C’est pendant le confinement de 2020 qu’ils ont décidé de développer des compositions originales fondées sur leur appétence pour d’autres formes musicales que le jazz conventionnel, aboutissant à une forme libre, poétique et néanmoins rigoureuse. Le disque a d’ailleurs été enregistré au studio Eole, à Rognes, et l’on connaît l’appétence de Ben Rando, le boss du lieu, pour des propositions innovantes. Les cadences harmoniques empruntent davantage à l’univers des « musiques actuelles » qu’au jazz conventionnel, même si l’on se doute que le trio n’ignore rien de l’essence des notes bleues. Les mélodies sont poignantes à souhait, tant dans leur aspect instrumental (le pianiste manie l’art de la légèreté avec une rare conviction) que lorsqu’elles sont chantées par Gaya Feldheim Schorr, dont la voix éthérée se love dans les interstices musicaux — un peu à la manière d’une Julia Minkin sur le dernier album de Christophe Leloil, ou d’une Isabel Sörling chez Airelle Besson. Avec Andrew Sudhibhasilp à la guitare, les compositions prennent une teinte rock et psychédélique, qui fleure bon ces années soixante-dix auxquelles les musiciens vouent une admiration certaine. Les rythmiques, souvent binaires comme il est de plus en plus d’usage dans le jazz contemporain, sont suffisamment amples pour donner à rêver. Le poète Henri Fernandez déclame des vers originaux, un peu comme des slams, donnant au disque des atours littéraires certains, orientant le répertoire vers le registre de la performance artistique. Leur version de Think of one de Thelonious Monk, binaire et funky, chantée (voire parlée, avec des paroles originales) et agrémentée de nappes de clavier électronique, montre bien que ces musiciens sont d’inlassables chercheurs en émotions bleutées, dont ils ont quelque part dépassé les codes.

Les propositions coulent de source : le trio originel, souhaitant nous inviter à intérioriser les sensations de mère nature, fait preuve d’une inventivité oscillant entre mélancolie (comme une forme d’éco-anxiété musicale) et émerveillement (méchant sens du groove et de la mélodie). Entre les plages méditatives et les titres plus enlevés, ces compères dont Raphaël Imbert tresse les louanges savent mettre en valeur leur excellence musicale au service d’un jazz (mais peut-on encore parler de jazz ?) foncièrement écologique. Un peu comme le gang de la clé à molette de l’écrivain Edward Abbey, dont ils se réclament en partie (1), sabotait les infrastructures industrielles dans l’Ouest américain, eux prennent plaisir à subvertir les codes musicaux établis, pour le plus grand plaisir de l’auditeur.trice. Spontanéité, fraîcheur et fragilité se combinent pour susciter des émotions contrastées.

Le nom du groupe est une référence à ces ruisseaux éphémères des climats méditerranéens qui, tantôt peuvent être à sec ou réduits à quelque filet d’eau, tantôt peuvent devenir dévastateurs, emportant tout dans leur courant. Certains morceaux intègrent cette ambivalence naturelle dans leur propre déroulement séquentiel — La Guisane notamment, superbe pièce alternant moments tempétueux et plages méditatives, en hommage à un affluent de la Durance. Belle manière de chérir ces précieux cours d’eau mis à mal par le réchauffement climatique.

Le groupe est, entre autres, soutenu par Marseille Jazz des Cinq Continents pour postuler au tremplin Jazz Migrations, dispositif national d’aide à la création musicale par lequel sont passées nombre de formations innovantes contemporaines. On ne peut que se laisser emporter par le répertoire empreint de résilience naturelle d’une formation promise à un bel avenir.

 

Laurent Dussutour

 

Dans les bacs : The Land Behind Us

Rens. https://www.arroyomusic.com

 

 

 

Notes
  1. Et l’on se doute que les positions abjectes de ce dernier en faveur des armes à feu ou contre les migrants sont loin d’être leur tasse de thé…[]