Grant’autre de Frédéric Valabrègue

Frédéric Valabrègue – Grant’autre

Je de construction

 

Grant’autre : à la fois contraction de « grand auteur » et façon malicieuse de désigner Dieu pour Jacques Lacan. C’est ainsi que s’intitule le nouveau livre de Frédéric Valabrègue, récit autobiographique d’un voyage effectué dans sa jeunesse où il a exploré l’œuvre d’Henri Michaux « sur le terrain ».

 

« C’est l’histoire d’un débutant, d’un gamin idéaliste rattrapé par la réalité, d’un jeune homme qui rêve d’écrire de la poésie. » Mais c’est surtout le début d’un voyage initiatique d’un auteur-lecteur, qui refait par admiration le parcours de son mentor en Amérique du Sud, où Michaux avait écrit en 1927 son fameux journal de voyage, Ecuador.
Comme une manière de vivre dans le livre et de rester en contact avec lui, Frédéric Valabrègue reprend un récit entamé il y a quarante ans lors de son périple, avec un recul sur cette période post-adolescente formatrice pour l’écriture et ancrée dans cette volonté d’imitation. Un épisode de vie semé d’embûches, réduisant les protagonistes à la mendicité, mais qui constitue son « premier acte d’écrivain », cette action de se jeter à l’eau par le biais duquel l’innocence tente de survivre dans un réel qu’il n’avait pas appréhendé, qui s’enrichit pourtant de rencontres édifiantes. Ce thème de l’innocence semble récurrent dans ses textes. Citons pour exemple Les Mauvestis qui relate, sous forme de chroniques, les questionnements d’une bande de jeune dans le quartier de Bon-Secours à Marseille, ou encore Le Candidat qui conte l’histoire d’Abdou, jeune Burkinabé, Candide contemporain partant à la conquête de l’Europe.
Dans Grant’autre cependant, il s’agit d’une véritable remise en question de la valeur de l’expérience doublée, de la mise en exergue de l’autonomie de la construction littéraire. En découle une réflexion sur le statut même de l’écrivain et de ses désirs, comme l’idée de la solitude qui lui est propre, ou sur la place du roman parmi les différents genres littéraires.
Ici, le mot qui résonne tente de décrire le monde à travers sa propre reconstruction du langage, et le point de contact qu’elle y fait naître. La parole, dans ce récit comme dans ses précédents écrits, prend une dimension prépondérante, dans un discours qui fait confiance à la compréhension du lecteur, et dont la trajectoire est facilitée par une certaine musicalité des phrases, malgré les digressions ou associations curieuses que l’auteur emprunte au langage de la rue ou aux langues vernaculaires. Se détachant du folklore ou du dramatisme, l’écriture se fait vivante, traitant de  la réalité dans ce qu’elle a parfois de brut, à travers un personnage développant une réflexion littéraire qui contraste avec la maladresse de son comportement face aux choses pratiques, le tout relaté dans une sorte « d’humour du malentendu ». Depuis lors, alternant prises de vues et prises de notes, il arpente les villes, de manière quasi journalistique, comme si le voyage le faisait revenir aux sources du langage, dans les chemins de son apprentissage.
Cet usage du contemporain et du concret, cette façon de rester en appel des visages et des corps, distingue le processus de création de Frédéric Valabrègue de la recherche d’intériorité chère à Henri Michaux, maître et guide dont il se sépare peu à peu. A ceci s’ajoute son parcours en mouvance, son goût pour l’art qui l’emmène à travailler à Beaubourg et à dépasser les frontières françaises, au Niger ou au Vietnam, où il enseigne l’histoire de l’art. Néanmoins, c’est ce caractère modeste qui nous touche le plus et nous entraîne dans une prose poétique que le réel heurte et sublime à la fois.

Laura Legeay

 

Frédéric Valabrègue – Grant’autre (éditions. P.O.L)