Elisabeth II © Marianne Grimont

Retour avec Denis Lavant et Alexandre Trocki sur Elisabeth II au Théâtre du Gymnase

Les rois de la reine

 

C’était l’un des événements de janvier à Marseille : Elisabeth II. La reine d’Angleterre ? Non, l’un des spectacles les plus séduisants de l’année : le plaisir du verbe et du jeu à l’état pur, un bonheur pour le public conquis du Théâtre du Gymnase.

L’occasion de rencontrer deux acteurs épatants, l’ineffable Denis Lavant et le discret Alexandre Trocki.

 

Bien sûr, il y a le texte de Thomas Bernhard, qui séduit et interroge. Mais il n’aurait certainement pas cette portée s’il n’était servi par un Denis Lavant au sommet de son art. Entouré d’une formidable troupe de comédiens belges cultivant la dérision, il brille dans le rôle d’Herrenstein, vieillard sombre et malin, qui manie la contradiction aussi bien que ses domestiques.
Denis Lavant : « Forcément, il faut qu’il y ait des atomes crochus avec un personnage, qu’une connexion se fasse pour qu’on puisse prétendre le jouer. Mais ce qu’il y a de fascinant dans ce texte, ce sont les choses qui émergent au fur et à mesure, en filigrane. Ça apparait comme de la poésie alors que c’est de l’humain et ça, c’est vraiment jubilatoire. La jouissance du verbe ! »
La pièce de Thomas Bernhard, jouée pour la première fois en français, a manifestement excité l’acteur, très inspiré. « Vu que la pièce n’a pratiquement jamais été jouée, l’important était de trouver comment la jouer. Partir du texte, de l’échange, et voir si ça devait passer dans le grotesque au niveau des corps ou si, au contraire, il valait mieux s’orienter vers quelque chose de plus… concret. Finalement, les intentions de jeu sont venues comme ça, toutes seules. Maintenant, nous sommes à un mois et demi de tournée et il y a forcement des strates qui s’ajoutent, ou qui s’enlèvent, c’est selon. On continue à travailler devant le public. »
Le texte fleuve de Thomas Bernhard donne une nouvelle fois l’occasion à Denis Lavant de faire admirer au public son jeu, si incarné qu’il en est proche de la réincarnation. L’acteur n’épouse pas un personnage, il renait avec lui. « C’est aventureux chaque soir. Dans le silence, il y a une autre densité que dans la parole et dans le signifiant. Après, pour moi, il y a des représentations qui sont plus ou moins créatives. C’est le rapport au texte, le désir de vouloir tout le temps essayer d’aller vers un truc frais, authentique, incarné. C’est vivant, donc ça bouge. Il y a des représentations qui éclairent un peu le truc, où tout sonne bien, où tout est dans la nécessité de parler, de dire… »

 

La preuve par trois

Le succès rencontré par Elisabeth II repose avant tout sur le jeu de ses acteurs, à commencer par celui de son principal trio, magistral : Lavant (Herrenstein), Alexandre Troki (Richard le majordome) et la succulente Delphine Bibet (Mademoiselle Salinger, la gouvernante).
Acteur reconnu et apprécié en Belgique, Alexandre Trocki était pour Aurore Fattier, la metteure en scène, l’un des seuls à pouvoir rivaliser avec Denis Lavant. Elle ne s’y est pas trompée. Le comédien se révèle formidable, tout en retenue et en subtilité, imposant sa présence en quelques regards. Son physique longiligne n’y est pas pour rien, contrastant avec celui du vieillard incarné par Lavant, écrasé dans son fauteuil roulant. Et pour cause : privilégiant un casting de silhouettes, un peu comme un travail de BD, Aurore Fattier a cherché des comédiens au physique très parlant afin de palier le peu de texte qui leur était alloué.
S’il est détenteur de 90 % du texte, Denis Lavant se refuse à être la tête d’affiche qui porterait seul la pièce sur ses épaules : « Je porte la partition, l’oralité, ce n’est pas du tout un soliloque. C’est ce qui change beaucoup par rapport à d’autres expériences plus solitaires comme La Nuit juste avant les forêts de Koltès ou Faire danser les alligators sur la flûte de Pan d’Emile Brami, d’après Céline. Là il y a du dialogue et du non-dit, de la relation tout simplement. Un moment de vie qui joue avec une histoire enfouie, particulièrement avec Alex et Delphine Bibet, Mademoiselle Sallinger (il reprend la voix d’Herrenstein pour le dire)… C’est le noyau de la pièce, une chose à trois ! La partition est libre comme si nous avions établi des rendez-vous précis avec le texte, mais également avec la réponse muette. »
A ce moment de l’entretien, Alexandre, qui est resté muet jusqu’alors, tend deux moitiés de sucre à Denis comme dans la pièce. Et Denis de répondre avec sa tirade : « Mais je ne prends pas de sucre ! » En interview comme sur le plateau, les deux hommes jouent ensemble, affichant leur complicité, une osmose acquise au fil des représentations.
Denis Lavant : « Ce sont ces petites conneries, ces détails qui nous font marrer… Ça reste ouvert aussi, c’est ça qui est sympa. »
Alexandre Trocki : «Moi, ce qui m’intéresse toujours, et de plus en plus, c’est la partition. Et là, il y a une vraie partition, singulière : celle de Richard, mon personnage… » Pendant qu’Alexandre réfléchit à la suite de son propos, Denis détourne l’attention en prenant une des moitiés de sucre, la frappe sur son front comme pour exprimer « Mince, mais c’est ça! » et, par un tour de passe-passe, la fait ressortir par sa bouche, ce qui déclenche rire et admiration, et fait poursuivre Alexandre : « Il fallait trouver la juste mesure, la juste sonorité par rapport au leader pour qu’il donne le ton, l’accompagner à travers cette pièce de plus de deux heures, travailler en partenariat à trois et travailler surtout sur le silence, comme en musique. C’était une vraie jouissance ! Les choses se sont tissées comme ça, dans la complicité, petit à petit, en s’appropriant la matière. »

 

Le jeu en partage

Denis Lavant : « Je ne suis pas totalement autiste, j’aime bien jouer avec les autres : le public, mes partenaires… J’ai déjà fait des trucs en solo où on est seul confronté au public, ce qui peut être plus ou moins drôle. Mais tant qu’à avoir de l’humain avec soi sur scène, autant en profiter. C’est le seul intérêt de jouer en fait, que ça circule. En plus, comme ce sont des gens qui me sont plutôt sympathiques, c’est encore mieux. Pourtant, je ne connaissais que Delphine avec qui j’avais joué il y a très longtemps dans le film La Partie d’échecs d’Yves Hanchar. En fait, je suis ravi de ma rencontre avec tous ces comédiens belges, j’ai beaucoup travaillé en Belgique cette année et ça me fait toujours énormément plaisir… C’est plus simple qu’en France, moins prise de tête, plus convivial… »
Lorsqu’on leur demande comment Aurore Fattier leur a fait travailler leur duo, Alexandre ironise : « Tout nu avec des loukoums collés sur le corps. »
« Oui, pas facile quand on ne se connaît pas », réplique Denis Lavant en prenant un nouveau loukoum à la rose sur la table.
Alexandre : « A partir de la partition… et puis quand on joue avec un acteur qui a un petit peu de métier et qui s’est approprié la partition, c’est facile. »
Denis Lavant se targue pourtant d’arriver habituellement sur le plateau sans connaitre son texte : « Généralement, je profite du temps des répétitions pour apprendre le truc, comme tout le monde. Là, la chose qui m’a paru flagrante et nécessaire était d’arriver en sachant le texte. Je l’ai appris en marchant dans Bruxelles. »
Alexandre : « Alors que moi, j’apprends toujours la partition avant, depuis quelques années. Et puis il fallait vraiment connaitre le texte de Denis pour pouvoir s’y intégrer, travailler sur les silences, sur les regards, ce qui demandait une écoute attentive. Ce n’était pas très compliqué mais il fallait que l’alchimie prenne et avec notre troisième partenaire, Delphine, ça a été assez jouissif. Il suffisait donc de suivre le traineau. »

 

Beau travail

La scénographie sobre de Valérie Jung et la magnifique vidéo de Vincent Pinchaers, toujours employée à bon escient, mettent en exergue le jeu des acteurs et confirment le talent de mise en scène d’Aurore Fattier.
Denis : « Ce qui est bien avec Aurore, c’est qu’elle est prête à remettre des choses en question, jusqu’à ses propres idées sur le spectacle. Pourtant, elle est partie avec pas mal de concepts. Il y a une idée scénographique qui tient la route de toute façon, l’ajout de textes de Thomas Bernhard, comme si le matériau ne suffisait pas. C’est important que ce soit évolutif. »
Aurore Fattier dit de Denis Lavant qu’il est très souple : « Maintenant, ça ne se voit plus beaucoup… Je suis un peu souple et caractériel en même temps. En fait, je suis perméable, c’est-à-dire modelable mais j’amène des propositions, c’est ce que je peux offrir de mieux en tant que comédien. Je ne réfléchis pas au préalable, je propose et vois comment ça vient en fonction de l’inspiration parce que nous sommes quand même là pour nous amuser, il ne faut quand même jamais l’oublier. »
Jouer dans un fauteuil ou l’irrésistible attrait de la contrainte

Denis Lavant : « Jouer dans un fauteuil… Ah ! C’est confortable. Ça me plaisait : j’aime bien l’idée de ne pas avoir à courir partout sur le plateau… Mais c’est très physique finalement. Le rapport au jeu, à la respiration, est particulier, mais ça n’est pas pour me déplaire car j’affectionne la contrainte. Paradoxalement, elle donne un espace de liberté, un cadre, c’est tout ce qu’on demande pour pouvoir jouer en fait. »

 

Un grand texte

Lavant est un jouisseur, piquant et fantasque, aimant le jeu au point de le convoquer perpétuellement dans son quotidien. Il distribue les bons mots et traque l’authenticité du verbe : « La traduction du texte de Bernhard n’est pas trop sale et c’est important. Je trouve, comme Alex, que c’est bien balancé, très plaisant. Mais plus que le verbe, ce qui est intéressant pour moi, c’est plutôt ce truc qui a vraiment à voir avec la circulation de la pensée et de l’oralité de l’esprit humain. Il y a quelque chose de très organique. »
Alexandre Trocki : « Le texte est extrêmement difficile à lire comme ça car la construction de la pensée est extrêmement dense. Il y a des passages qu’il faut relire plusieurs fois pour trouver le cheminement. Il n’y a pas de ponctuation si je me souviens bien. »
Denis : « Non. C’est comme des vers, un peu comme de la poésie. »
Ce qui ne constitue pas une difficulté trop grande pour ce fou des mots : « Ce texte m’a donné moins de fil à retordre que Les Fourberies de Scapin, qui est pourtant en français, enfin... en vieux françois ! En plus, c’est très trompeur Scapin, car ça mélange un langage contemporain avec des formules archaïques. »

 

Marseille

Denis Lavant connait bien Marseille pour y être venu jouer de nombreuses fois, notamment au Théâtre du Gymnase, entre autres pour la création de Roméo et Juliette avec Romane Bohringer. « Je me suis apprivoisé à cette ville. Les premières fois, je n’y suis venu que quelques jours et j’ai trouvé ça très violent, agressif, la parole des gens dans les rues, les regards… Puis, en y passant une longue période, on s’habitue et ce n’est pas pire que Paris, c’est l’expression d’une ville méditerranéenne, donc ça peut impressionner. Et puis j’aime bien marcher, et là, c’est une ville que j’ai pas mal dans les pattes. Je l’ai même faite en roller, donc je l’ai dans les roues aussi», finit-il avec cet éclat de rire qui le caractérise, fracassant.
Denis Lavant ressemble à sa description de Marseille : ardent, insatiable, secret, impressionnant, tout en rires et en charme. Inattendu aussi. Sauf sur un plateau : là, il est toujours saisissant.

Marie Anezin

 

  • Elisabeth II était présenté du 19 au 23/01 au Théâtre du Gymnase (Marseille).

  • Les Fourberies de Scapin : le 26/02 au Théâtre La Colonne (Avenue Marcel Paul, Miramas).
    Rens. : 04 90 50 66 21 / www.scenesetcines.fr