Des territoires - Trilogie de Baptiste Amann © Pierre Planchenault

Des territoires – Trilogie de Baptiste Amann

Fresque parfaite

 

Après son succès dans le In d’Avignon, Baptiste Amann a mis à genoux le public du ZEF avec Des territoires – Trilogie. Un moment d’une beauté infinie, au terme d’une Semaine folle à l’Usine du ZEF.
Avant une tournée qui commencera le 27 à la Garance, bilan d’une traversée artistique, et avant tout d’une aventure humaine, qui apporte à la scène actuelle du théâtre contemporain d’inestimables talents.

 

 

Des Territoires – Trilogie représente un moment fort de l’histoire de la Scène nationale du ZEF. Baptiste Amann y a joué successivement ses trois épisodes, à mesure de leur création, puis samedi sa trilogie intégrale : sept heures de spectacle, entractes inclus.

S’il est devenu artiste de la bande du ZEF, ce n’est pas tant ce statut particulier qui lui donne le droit de s’y sentir chez lui que sa façon indéniable d’habiter le territoire avec… Des territoires. Une mise en abyme de paysages géographiques et humains qui s’emboîtent comme des poupées gigognes : le ZEF, théâtre implanté au cœur des quartiers nord, au milieu des barres HLM, collé à la galerie commerciale Carrefour, est le décor augmenté de l’histoire de cette fratrie qui se déroule dans un pavillon de banlieue d’une résidence de logements sociaux d’Avignon, où l’auteur a grandi, à proximité du « 1741 route de Marseille : le centre commercial Auchan Mistral 7 ».

Dans la salle et sur le plateau, un miroir de trajectoires, d’aspirations, de deuils, d’échecs, de résurrections. Une fresque familiale où viennent s’entrechoquer des figures des révolutions historiques en écho aux révolutions intimes que chacun des protagonistes mènent avant émancipation et envol.

 

Une tribu individuellement collective
La singularité de l’épopée artistique Des Territoires réside dans l’humanité qui déborde des mots de Baptiste Amann, la tendresse de ses rages portées à la scène, son compagnonnage intime avec ses interprètes. Il y parle de ses deux familles, la biologique et la fraternelle, celle qui a monopolisé sept ans de la vie de six amis : Solal Bouloudnine, Lyn Thibault, Olivier Veillon Samuel Réhault, Yohann Pisiou, que Baptiste Amann a réunis à l’origine de son projet. Certains rencontrés en formation à l’ERAC, d’autres — et parfois les mêmes — avec qui il a fondé l’IRMAR (Institut des Recherches Menant À Rien) ou l’Outil, une plateforme de production qui abrite les projets de chacun. Lorsque l’on se replonge dans Spectateurs : droits et devoirs à la lumière de l’intégrale de la Trilogie, on ne se dit pas que c’est une œuvre de jeunesse mais une autre forme de leurs répertoires, leur dernier spectacle fixant avec brio toutes leurs diverses approches.
À l’image de la fratrie des Territoires, ils ont bataillé pour grandir ensemble, apportant à leurs personnages leurs propres faiblesses, devenues miroir de nos fragilités, résilience de nos chutes. En exemple, le trajet d’une vie cabossée, celle du personnage de Benny, que la chance a oubliée mais pas le malheur, et qui rassemble tant d’injustices à réparer.

Tous ses complices comédiens, tous plus inspirés et grands les uns que les autres — sans oublier les nouveaux, Alexandra Castellon et Nailia Harzoune — nous rassemblent. Sept ans de vie comme sept ans de réflexion avant de se lancer chacun en solo dans leur carrière professionnelle ou leur choix de parcours personnel : Solal Bouloudnine avec son hilarant seul en scène Seras-tu là ? (bientôt aux Bernardines), Olivier Veillon en pro du jardin.

 

Tirer la langue hors des clichés
Une rage traverse les trois parties de l’intégrale, beaucoup de cris et de larmes au plateau, de rires dans la salle. La dérision n’est jamais loin, muselant le pathos, donnant un relief supplémentaire à l’écriture tellement puissante de Baptiste Amann, « trop stylée », diront des jeunes au sortir de la salle. Ici, l’intitulé « belle écriture » se suffit à lui-même, il condense tous les qualificatifs qui se pressent en nous à son écoute, qui nous projette du beau. Un « beau » universel et nouveau, comme celui que ressent l’enfant devant son premier émerveillement, la bouche ronde d’admiration, les yeux brillants d’un imaginaire qui s’est offert, d’une justesse d’images qui rallient les mondes. La première réussite de Baptiste Amann est son travail sur la langue. Dans ses dialogues, il fait se côtoyer sans clichés les mots imagés du quartier et ceux poétiques de son style. Il donne ses lettres de noblesse à la banlieue, aux oubliés, aux mal-nés, aux patrimoines sans prestiges.

Au vu de la longueur exceptionnelle de l’intégrale et de la situation de la crise sanitaire, la compagnie l’Annexe a imaginé, pour faire venir le public, une Semaine folle en amont du spectacle. C’est en fait une occasion supplémentaire de partager du temps ensemble, de se découvrir avant de se mettre en scène. Comment oublier le sensible concert de Samuel Réhault ? Ce repas-lecture partagé à l’Usine du ZEF autour du ragoût de haricots du comédien Olivier Veillon boosté au zeste de citron par Zahra Adda Attou, maîtresse de maison du ZEF ? L’immense privilège d’entendre le Courage des oiseaux, le journal de bord « work and progress » de l’auteur avignonais ? La table ronde très animée « Des territoires… Habiter, aménager, rêver » sur l’architecture des grands ensembles ? Et cette lecture théâtralisée de Grandes Surfaces de Baptiste, un choc viscéral ! Cet accompagnement des spectateurs jusqu’à la salle, sans prétention aucune, donne à voir, à déguster, à partager le processus de création…

 

On s’est aimé comme on se quitte. Tout simplement, sans penser à demain
La version initiale du texte du premier volet de la trilogie a vu le jour en 2013. La première de Des Territoires (Nous sifflerons la marseillaise) était au Glob Théâtre de Bordeaux en 2016. La trilogie a rencontré un succès mérité dans le In d’Avignon cet été, et connaitra une fin de tournée du spectacle le 5 juin 2022 au Théâtre des Célestins à Lyon, alors que la troupe aurait pu tourner encore au moins un an… Mais ils ont tous décidé de partir avant de ne plus avoir envie.

Maintenant place à l’avenir et au nouvel opus en cours de création, Salle des fêtes.

En recueillant les réactions à chaud de Baptiste Amann après son succès de la veille, l’évidence que l’histoire entre le metteur en scène et la Scène nationale marseillaise est une histoire d’amour-estime se mue en certitude : « C’est toujours particulier pour moi de venir à Marseille. Le travail de la compagnie a toujours reçu ici un accueil très chaleureux. Et puis le ZEF… quelle équipe ! On se sent bien dans ce théâtre, que ce soit à la Gare Franche ou au Merlan, qui sont comme des îlots de résistance où l’occasion est donnée de vivre les quartiers nord autrement qu’à travers les clichés et les fantasmes. Cela m’a bouleversé de voir la salle pleine hier, dans une période où ce n’est pas facile de mobiliser du monde, pour assister à sept heures de spectacle. J’ai encore du mal à réaliser. Je garderai en mémoire cette semaine marseillaise comme l’une des plus émouvantes de ma vie professionnelle. »

 

Marie Anezin

 

Des territoires – Trilogie : le 27/11 à la Garance, Scène nationale de Cavaillon.

Rens. : www.lagarance.com

 


Extrait de Grandes Surfaces de Baptiste Amann

« Des Territoires – En 1997, tu as découvert le troisième album d’IAM L’École du micro d’argent dans la galerie Marchande de Mistral 7, route de Marseille à Avignon. Comme sans doute des milliers de gens. Et c’est après cela que tu t’es mis à écrire… Les chansons défilent dans le casque… tu n’arrives plus à te souvenir. Pour toi aussi le temps présent, le temps passé se confondent. Le temps des morts et des vivants. Le temps de l’écoute et celui de l’écriture… Pourquoi avoir choisi à ce point les mots ?… Choisir à ce point les mots, c’est choisir la fiction. Et choisir la fiction c’est renoncer au présent… Tu as choisi les mots car tu as besoin de trahir le réel. Tu es sorti du centre commercial le CD d’IAM dans la poche. »