UnbornX09 - Future Baby Production © Gregoire EDOUARD

CHRONIQUES, Biennale des Imaginaires Numériques

La flèche du temps(1)

 

 

L’équipe de la biennale des arts numériques Chroniques aura tout tenté pour ouvrir au public les portes de ses onze expositions, presqu’en vain… Certains auront cependant eu la chance de pénétrer dans ces antres de la pensée où le monde de demain se réinventait en ce début d’automne prometteur. Si cela n’a rien à voir avec l’expérience physique des espaces immersifs que procure l’art numérique, Snzn (Seconde Nature et Zinc) propose de découvrir en ligne les œuvres de quelque quarante artistes, dont une sélection taiwanaise, invitée d’honneur. Un bon moyen de rendre hommage à l’immense travail de l’équipe de la biennale, à commencer par Matthieu Vabre, son commissaire émérite, dont la voix nous conte le récit de ces mythologies de l’éternité.

 

 

« Le risque climatique est devenu un risque financier »

— Larry Fink (PDG de BlackRock)

 

En 2020, Chroniques s’emparait des questions d’avenir et de présent. Comment imaginer le monde de demain ? Pouvons-nous encore échapper aux prédictions des collapsologues ? Comment nous adapter à un environnement hostile et modifié ? Comment réduire les méfaits de l’anthropocène ? Que reconstruire sur les ruines, une fois la catastrophe passée ? Autant de chemins empruntés par les artistes, qui ont tous pour vertu de produire ce que Michel Foucault appelle la parrhèsia, une parole qui dérange, que l’on s’excuse de prononcer mais que personne ne peut nier.

Réchauffement climatique, disparition des espèces, effondrement des sociétés occidentales, croissance antinomique avec toutes ces questions écosophiques… Si les pouvoirs publics semblent prisonniers d’un état de dénégation qui, au-delà des effets de marketing, ne reconsidère aucun de nos systèmes autodestructeurs, les artistes cherchent quant à eux à prévenir, à anticiper, à réparer ou à s’accommoder d’un héritage que nous avions redouté. Ces réflexions réunies par la biennale autour de la question centrale de l’éternité se déclinaient principalement sur trois sites et dans une programmation de lieux associés. Inutile d’en faire état puisque aujourd’hui, l’intégralité de la biennale est présente sur le net, où les disparités géographiques sont gommées.

L’éternité comme prospective serait une quête où le temps ne joue plus contre nous. L’œuvre de Felix Luque Sanchez met en scène deux machines : l’une tente de tracer le signe de l’infini quand l’autre vient effacer cette trace. Un mouvement perpétuel où la notion de temps linéaire n’a plus court. L’artiste interroge les relations entre l’homme et la technologie vingt-cinq ans après la partie d’échec entre Kasparov et Deep Blue : les paradigmes ont changé, et la fascination produite par un monde où l’homme serait supplanté par la machine est devenue un cauchemar. Le titre, Perpétuité, traduit à la fois l’angoisse du mythe sisyphéen et l’injonction pénitentiaire où l’éternité n’est pas souhaitable…

Une très belle et cinématographique installation de Tsai Yi-Ting fige le temps en décrivant la trajectoire ou le surplace d’une voiture qui file vers nulle part. Quant à Antoine Schmitt, il tente de formaliser les données scientifiques sur le climat en un plasma virtuel, vivant, dont l’agonie fait écho à celle du monde à laquelle nous assistons sans réagir.

Si, dans cette fiction racontée par Chroniques sur les différents sites d’Aix-en-Provence, notre intervention est encore possible, à la Friche La Belle de Mai, la catastrophe s’est produite et nous nous demandons maintenant comment reconstruire et réinventer un monde. Les œuvres interrogent notre rapport au vivant, comme dans les jardins cybernétiques de Donatien Aubert ou dans les paysages de Quayola, artiste italien que nous retrouverons au prochain rendez-vous de la biennale puisqu’il est lauréat du Prix international de la Fondation Vasarely et Chroniques – biennale des imaginaires numériques.

L’installation prophétique Infection Series : Commensalism de Chuang Chih-Wei traite du concept de virus et des transmissions au sein d’un groupe familial ou social et de la chaine ininterrompue des infections transmises par nos liens… Une œuvre sur laquelle nous portons désormais un regard particulier.

Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? Le projet multimédia Spring Odyssey d’Élise Morin propose un élément de réponse à la question, en étudiant la résilience des plantes de la « forêt rouge » ukrainienne, située à moins d’un kilomètre de la centrale de Tchernobyl. L’expérience de réalité virtuelle, réalisée avec des biologistes et des scientifiques de la NASA, puise dans le microcosme de ces terres irradiées les réponses à des questions auxquelles nous pourrions être majoritairement confrontés demain.

Dans le panel de réponses apportées à la survie de l’homme dans un environnement contaminé et impropre à la vie sur Terre, le fantasme transhumaniste peut représenter pour certains un début de solution et d’espoir. Aussi le troisième volet de la biennale, à l’Espace culturel départemental 21Bis Mirabeau, se proposait-il de soumettre à notre curiosité des œuvres telles que UNBORN0X9, montrant une grossesse extra-utérine dans un environnement gestationnel artificiel. L’œuvre explore les possibilités d’une procréation sans humain, ultime prouesse scientifique après la PMA, la fécondation in vitro et autres trouvailles qui repoussent toujours un peu plus la question de la reproduction humaine à l’heure où notre espèce pourrait se trouver menacée de disparition, préoccupation commune à l’œuvre de Ridley Scott Raised by Wolves dont les affiches cohabitent dans nos rues avec celles de la biennale…

Cet humain 2.0, nous le retrouvons dans l’œuvre de Quentin Lannes, The Unauthorized Portait of F. Voulez vous vivre pour toujours ?, dans laquelle F. est un jeune homme qui enregistre ses souvenirs pour qu’un avatar puisse les transmettre un jour aux générations futures…

S’ajoutent à ce programme les lieux parallèles comme le Pavillon Vendôme avec l’exposition personnelle de Laurent Pernot, les Archives municipales d’Aix avec la très belle installation d’Abdessemed El Montassir ou la Fondation Vasarely, mais également une programmation associée avec le 3BisF et le collectif Disnovation.org, au croisement de l’art contemporain, de la recherche et du hacking, ou encore au MAC Arteum de Châteauneuf-le-Rouge avec la création in-situ de l’entité artistique A.I.L.O, une expérience immersive de dessin numérique. Cette exposition est ouverte jusqu’au 27 février, ce qui nous laisse peut-être la chance d’une visite réelle.

 

« Nous sommes à un point que je considère être le stade final de l’anthropocène. Je pense comme les 15 364 scientifiques des 185 pays du GIEC qui ont signé un cri d’alarme le 13 novembre 2017, et nous ont adressé comme un dernier avertissement pour dire que si on ne change pas maintenant, c’est foutu. »

— Bernard Stiegler, Le Média, 12/11/2018

 

On peut conclure en se demandant comment l’arrivée de la pandémie de la Covid s’est inscrite aussi naturellement dans les thématiques de la biennale. Elle a pris place dans son catalogue de dysfonctionnements sociaux, économiques et écologiques de la façon la plus évidente. Peu de sidération devant une situation qui aura modifié nos modes de vie, de pensée et notre rapport à l’avenir et à l’éternité de la présence humaine sur cette planète. La pandémie et ses conséquences auraient déjà du être le déclic d’un changement radical et sans concession. L’épilogue de la présentation en ligne des trois actes de Chroniques porte cette volonté qui, cela dépasse l’entendement quand on y pense, ne fait pas encore légion : 2020, c’est possiblement le début du temps des utopies concrètes, et par là de nouveaux rêves et plurielles réalités.

 

Céline Ghisleri

 

Chroniques, biennale des imaginaires numériques : à voir en ligne sur https://chroniques.org/

 

 

 

Notes
  1. Expression employée par Arthur Eddington pour décrire le phénomène selon lequel le temps semble s’écouler toujours dans la même direction. Cette expression recouvre un ensemble de théories qui explique pourquoi le temps s’écoule de manière unidirectionnelle.[]