Europe, mon beau pays d'Anne Alix

Chronique | Europe, mon beau pays d’Anne Alix

La boucle voyageuse

 

En 2019, le projet Europe in C, porté par la marseillaise Nathalie Negro et sa structure Piano And Co, réunissait les musiciens de six villes portuaires européennes autour d’un dispositif novateur et passionnant. Avec Europe, mon beau pays, la cinéaste Anne Alix nous offre aujourd’hui un film en sept épisodes, qui rendent compte de cette expérience unique, et interrogent, dans un subtil mélange de cinéma et de musique, les questions fondatrices de la démocratie européenne.

 

 

L’un des plus beaux gestes cinématographiques de l’année 2018 nous venait d’une cinéaste phocéenne : avec Il se passe quelque chose, la réalisatrice Anne Alix réinventait la liberté du récit, explosant les frontières du réel et de l’imaginaire, posant un regard généreux sur les chemins d’une amitié qui allait sillonner les terres régionales, chemins égrenés de rencontres subtiles et humanistes.

Ayant par ailleurs traversé la constellation Polygone Étoilé, distribuée par la fameuse structure marseillaise Shellac, la cinéaste fit avec ce sublime opus l’ouverture de la sélection ACID à Cannes, en imprimant à l’image la vibrante rencontre entre deux actrices saisissantes, Lola Dueñas et Bojena Horackova, dont sortira bientôt, dès la réouverture des salles, le sublime Walden.

Dans l’attente, impatiente, du prochain long métrage, c’est non sans plaisir que nous retrouvons Anne Alix derrière la caméra, pour les six volets d’Europe, mon beau pays, résonance filmique du somptueux projet Europe in C porté par Piano And Co, et consacré à Terry Riley.

Le compositeur américain signa en effet, en 1964, une pièce majeure de la musique contemporaine, In C, qui marquera plusieurs générations de musiciens (de Popol Vuh à Stereolab), adeptes de la poétique du processus répétitif et (faussement) minimaliste, cet univers spatial où toute variation prend la forme d’un nouveau souffle, où la transe se conjugue au mystique, voire au mythologique.

Nathalie Negro, aux commandes de la structure marseillaise Piano And Co, a ainsi décidé d’inscrire cette partition unique, composée de courts modules offrant une grande liberté d’interprétation, au cœur d’un projet européen d’envergure : en réunissant les musiciens de six villes portuaires du continent, Rostock, Ostende, Athènes, Trieste, Marseille et Dunkerque (l’imaginaire portuaire venant en écho à l’imaginaire musical), et en associant huit centres de recherche et neuf établissements d’enseignement musical en réseau, Nathalie Negro construisait en 2019 la prouesse musicale, humaine et technologique d’interpréter cette partition finement complexe en reliant virtuellement les musiciens de chaque pays, avec pour point d’orgue le concert présenté dans les rotatives de la Marseillaise, au cœur de la cité phocéenne.

Et Anne Alix d’en créer un film passionnant, sous forme d’une série de sept épisodes, dont la construction fait finalement écho à la partition originale, véritable parcours filmique au sein de cette aventure unique.

La cinéaste témoigne : « Europe in C a été soutenu par l’Europe, dans le cadre du programme Erasmus +, et Piano And Co voulait qu’un documentaire soit réalisé sur cette expérience. En découvrant le projet, traiter de l’expérience sous l’angle de l’Europe et de la question démocratique m’a paru assez évident — nous étions dans une année d’élections européennes et sept partenaires construisaient ensemble un projet musical pour des jeunes musiciens européens. J’ai donc proposé cette approche et eu entière liberté pour la forme.  

Le film est conçu comme une série de sept épisodes qui peuvent se voir ensemble ou séparément et qui résonnent avec la partition de Riley (qui comprend, elle, 53 modules musicaux). Chaque épisode aborde un aspect du projet, qui est complexe et multidimensionnel, pour le rendre lisible : qui est Riley et quels sont les enjeux de la pièce musicale ? Comment le projet se construit entre partenaires européens ? Comment les jeunes s’en emparent et que découvrent-ils de l’Europe ? Comment faire Europe ensemble ? 

Une autre question que le film aborde, c’est comment chacun se déplace à l’intérieur du projet qui tente de mettre en place d’autres modes de relations, disons moins verticales (pas de chef d’orchestre dans la pièce musicale, ni parmi les partenaires). En d’autres termes, comment aborder cet espace de liberté, comment lâcher parfois ces certitudes, pour entrer dans un espace d’expérimentation, y compris dans les relations humaines.  

Il était très intéressant de voir que certains musiciens, par exemple les italiens, qui, eux, venaient du jazz, étaient bien plus à l’aise avec le dispositif, par rapport à d’autres venant d’un enseignement plus classique. Ce qui me fait dire que cet exercice d’improvisation, de l’écoute de l’autre, de faire avec l’autre, est quelque chose qui s’apprend, dans la musique, mais aussi dans la vie. 

L’enjeu profond de la pièce de Riley est selon moi démocratique. Pour aider à la cohésion du groupe, le compositeur propose un tempo sur lequel tout le monde vient se caler et une partition à suivre qui se réinvente à chaque fois.  La réussite d’Europe in C, je la vois quand cette question se réinvite concrètement à Marseille, lors des répétitions du concert final. Le tempo préconisé par Riley est un peu trop rapide pour le groupe. “Qu’est-ce qu’on fait ?” Les encadrants décident de le maintenir malgré tout.  C’est alors qu’une étudiante allemande se lève et dit : “Mais nous qui jouons, vous ne nous avez pas demandé notre avis ?”  Et la question est discutée et tranchée collectivement.

Ce moment-là m’a fait penser que, plus largement, quand les gens ne sont pas prêts, si tu imposes un tempo, ça ne fonctionnera pas — même si tu as raison, car les gens seront insatisfaits et au final, pas vraiment “là”.        

Ce projet a fait bouger pas mal de lignes, dans l’optique d’une autre façon de travailler, ensemble. Qu’est-ce qui peut se construire collectivement, c’est bien le propos de la pièce de Riley… et celui du film. »

 

 

Emmanuel Vigne

 

 

Les six volets d’Europe, mon beau pays d’Anne Alix sont à voir sur la chaîne Youtube de Piano And Co

Pour en (sa)voir plus : https://pianoandco.fr / https://www.europeinc.eu