Fondation de Claire Chefdeville

Des choses qui arrivent au MAC Arteum

Confections intimes

 

Si le critère pour apprécier une œuvre d’art n’est sûrement pas celui de l’émotion, cette dernière n’est cependant pas bannie du champ de l’art contemporain. L’exposition Des choses qui arrivent au MAC Arteum en donne un bon exemple.

 

Même si, après quelques décennies de formalisme et de modernisme, l’émotion dans le domaine de la réception d’une œuvre reste encore mal perçue par certains, d’autres comme Pierre Ardouvin, Claude Lévêque, Rirkrit Tiravanija ou Pierre Huyghe ne s’en sont jamais privés… « J’utilise le médium artistique pour dire des choses politiques, mais aussi comme support psychanalytique. J’aime l’idée que l’art puisse être une psychothérapie pour l’artiste et pour le spectateur », affirme l’artiste Kader Attia.

L’exposition réunit ici les étudiants d’arts plastiques de la faculté d’Aix-en-Provence au Musée d’art contemporain de Châteauneuf-le-Rouge. Une exposition dans laquelle ils pourraient presque tous avoir cela en commun : l’émotion, au sens noble du terme. Avec distance, avec pudeur, ils livrent une partie de leurs histoires personnelles qu’ils transforment pour donner forme à une œuvre qui gardera sous silence l’anecdote ne concernant que son auteur pour s’ouvrir à l’universel, et nous permettre de nous sentir nous aussi un peu concernés…

Ainsi, l’œuvre de Claire Chefdeville intitulée La Fissure s’impose au centre d’un mur que l’on pourrait croire menacé. Mais la fissure est rapportée, elle n’appartient pas à ce mur. C’est une blessure portée par une autre paroi à un autre endroit. Que l’on sache où importe presque peu, la fissure de Claire Chefdeville parle pour toutes les plaies ouvertes : celles du cœur, celles du monde, celles de sa maison qui se fend petit à petit. Le geste est simple et c’est pour cela qu’il est beau, les matériaux sont ceux de l’ouvrier de chantier, rudimentaires. Des matériaux rustres qui viennent contrarier un geste d’une grande délicatesse. Elle a moulé l’empreinte de la faille qui menace sa maison et l’a déplacée comme pour éloigner le mal… La forme n’est pas bavarde, elle est radicale, et sert une œuvre qui ne manque cependant pas d’éloquence. On pense évidement aux blessures de Kader Attia, et à ses tentatives de réparation, l’art comme cure et comme une autre façon de se réconforter, de prendre soin de soi-même et des autres… C’est la même attention apportée à l’autre que l’on retrouve dans les œuvres de Vanny Lamorte et de Mélissa Rosingana. Cette dernière collectionne les « Philippe » de manière obsessionnelle et les encapsule dans de petites perles de colle. Des centaines de portraits de personnes nommées « Philippe » sont méticuleusement placées sur un socle, comme pour inventorier tous les Philippe de la Terre, les archiver jusqu’à retrouver celui qu’elle cherche sans qu’on sache depuis quand et pourquoi… Vanny Lamorte semble elle aussi à la recherche de quelqu’un. Faute de le retrouver, elle ponce les visages d’enfants asiatiques photographiés, ne laissant briller que leurs yeux qui fixent le spectateur. On pense aux disparus de Boltanski ; on n’ose imaginer qui sont ou ont été ces enfants. Vanny Lamorte déplace le geste du sculpteur pour en faire celui du dessin ou du peintre. Mais c’est un jeu d’effacement qu’elle instaure en répétant son geste de frottage qui convoque l’ambiguïté d’une présence en même temps que l’absence, et produit un phénomène d’évanescence et d’oubli qui, tout en passant à autre chose, imprègne le regard des enfants et une certaine forme d’inquiétude dans nos mémoires.

Une mémoire intacte dont fait preuve, Dans sa vidéo VDKRDBPTRD, Lucie Laurenti qui se remémore une soirée à la Friche. Sur un ton monocorde et franchement désabusé, elle raconte sans passion les frasques d’une jeune fille sans histoire particulière. La forme et le fond font corps autour d’un propos affligeant de banalité sur un ton qui accentue la lassitude… Lucie Laurenti semble atteinte d’une affliction dans son récit de rien à vivre et rien à dire, une affliction dans laquelle on se laisse couler lentement avec elle… Le « There is no alternative » des économistes de Chicago et de Thatcher a contaminé notre jeunesse qui ne lit pas Chomsky, mais se défonce la gueule dans des soirées même pas sordides… L’œuvre de Lucie, nous accroche, nous colle aux basques comme un chewing-gum, elle nous maintient dans une espèce de fascination nous clouant devant l’écran de sa vidéo qui ne voit pourtant pas le bout du tunnel. On écoute son récit sans s’attendre à une chute, on l’écoute raconter le vide qui se remplit… Avec une vie qui sert de vivier et de matière première, un extrait de vie d’une femme, sur le mode destroy d’une Virginie Despentes, Lucie Laurenti nous embarque dans ces soirées où l’on aimerait que quelque chose arrive enfin… Du récit, on passe à l’action avec le bras de fer que Maud Chacon entreprend avec elle-même, si la main de glace qui violace sa main de chair est bien le moulage de la sienne. Il s’agit d’une lutte contre sa propre douleur et sa propre propension à la supporter. La force est donc plus mentale que physique, et elle se révèle d’autant plus belle qu’elle est inutile. Maud Chacon s’inflige un sévice qui renoue avec les maltraitances que s’infligeaient Gina Pane ou Marina Abramovic, mais sans les drames de l’art corporel. Il s’agit plus ici d’un geste de sculpture, art éphémère qui joue avec la matière, matière vivante qui fait fondre une matière morte dans un jeu morbide. Même ambiance durant la performance de Pierre Facon qui, durant quelques minutes, accrochait des autoportraits sur les murs du musée pour les retirer attentivement et glisser entre deux images les mots des auteurs à la hauteur de ses exigences… Autoportrait littéraire, Mes souvenirs se taillent en trois actes, l’œuvre est un livre-performance prévu pendant le finissage de l’exposition.

Cécile Angèl(e) écrit des bribes de sa vie et offre ses morceaux vécus à qui se sera inscrit et collectionnera les fragments de la vie d’une autre. L’acte est autant littéraire que plastique, et l’œuvre se déploie en dehors de l’exposition pour se répandre dans l’intimité de tous ceux qui auront souhaité recevoir une des pages du cahier. Partout se répand la pièce de Raphaël Pruvot, qui signe une œuvre non moins dénuée de poésie. Rigor sinus décline sur vingt-quatre heures le son de plus en plus prégnant du temps qui passe. Insidieuse, l’œuvre se révèle au fur et à mesure que l’on demeure dans l’exposition, n’ayant pas dès le départ pris conscience de sa présence ; elle s’est déjà durablement installée physiquement en nous lorsque nous en prenons conscience. Il s’agit d’une horloge sonore, dans laquelle le son monte d’un hertz par seconde et ce pendant vingt-quatre heures.

S’il est à l’origine des œuvres présentes dans l’exposition, le secret sera bien gardé, et les histoires qui nourrissent le travail de ces étudiants jamais réellement réveillées. Aux prémisses d’une formation qui les conduira là où l’art les mène, l’exposition prouve que la valeur n’attend pas le nombre des années. Si quelque chose doit questionner le spectateur, c’est cette propension à se réfugier dans une pratique curatrice de l’art pour échapper à ce que Claude Lévêque évoquait dans un entretien comme l’art dans un monde impitoyable

 

Céline Ghisleri

 

Des choses qui arrivent : jusqu’au 4/03 au MAC Arteum (Châteauneuf-le-Rouge).
Rens. : 04 42 58 61 53 / www.mac-arteum.net