L’interview - Didier Super

Ce que j’appelle oubli par le Ballet Preljocaj au Pavillon Noir

Le poids des maux

 

Angelin Preljocaj est un habitué du croisement des genres. Après Pascal Quignard (L’Anoure) et Jean Genet (Le Funambule), il s’attaque une nouvelle fois à une œuvre littéraire avec Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier. Avec force.

Si, par le passé, la littérature était un matériau inducteur à ses créations, Angelin Preljocaj lui offre ici une place prépondérante, faisant réciter l’intégralité du texte par un comédien. Et pas des moindres : le jeune Laurent Cazanave, que Claude Régy avait lui-même choisi pour porter seul sur scène sa dernière œuvre, Brume de Dieu. Le pari est une réussite : on reste suspendu au récit à peine croyable mais pourtant bien réel de ce fait-divers — un jeune homme qui a succombé sous les coups de six vigiles d’un supermarché pour… une canette de bière consommée sur place !
Il faut dire que les mots de Mauvignier, simples, sincères, font naturellement naître l’émotion. En la mettant en scène — davantage qu’il ne la chorégraphie —, Angelin Preljocaj signe à son tour une œuvre forte et sombre. Le maître montre une réelle dextérité à manier l’espace, avec une scénographie épurée et un habile agencement des corps — ceux des danseurs comme celui du narrateur. On reste cependant un peu sur notre faim du point de vue de l’inventivité du vocabulaire gestuel, d’autant que le chorégraphe nous avait habitués à quelque chose de moins consensuel. Une critique que ne manqueront pas de minorer la qualité d’interprétation des danseurs (et notamment d’Aurélien Charrier), la fascination toujours éprouvée pour les duets masculins et les moments les plus rythmés, ainsi que la maîtrise du jeu de costumes. Subsiste toutefois le sentiment d’avoir été happé davantage par les mots et le jeu du Narrateur que par les gestes. Peu importe, il est largement temps que la danse contemporaine ne se limite pas aux gestes, et c’est bien là le talent de l’homme de scène qu’est Angelin Preljocaj : donner naissance à une incarnation réussie des mots de Mauvignier, qui, dans ce tourbillon de violence masculine, redonne goût à la vie tout en rendant justice aux victimes anonymes et oubliées.

Joanna Selvidès

 

Ce que j’appelle oubli par le Ballet Preljocaj était présenté du 15 au 22/01 au Pavillon Noir (Aix-en-Provence).
Rens. www.preljocaj.org