École rêveries © Florence Lloret

Bleu, blanc, rouge. Quand l’art travaille l’école à la Salle des Machines

Cas d’école

 

On connait Lieux Fictifs pour ses actions en milieu carcéral depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, c’est à l’école que le laboratoire de recherche cinématographique s’intéresse, ce haut lieu plutôt fermé où se jouent aussi de nombreux enjeux sociétaux.

En convoquant le philosophe Alain Kerlan, l’association prend la parole et la donne aux jeunes, nous offrant ainsi la possibilité de les considérer sans voyeurisme et leur permettant de se regarder enfin devenir, au moyen de deux installations de Florence Lloret et d’Arnaud Théval.

 

 

Jusque dans la situation d’exposition, on pourrait y lire l’intention. Au fond de la Salle des Machines, la librairie de la Friche, on peut voir les deux œuvres en entrée libre. Quelques cartels, des chaises d’école disséminées. La première œuvre, signée Arnaud Théval, placarde de belles et grandes images de jeunes en bleus de travail, qu’ils ont choisi de composer avec l’artiste, eux qui sont d’une filière pro en plasturgie, eux qui frôlent les murs quand ils croisent le regard des autres lycéennes dans la cour de leur bahut. C’est que, même en 2021, il n’est pas évident d’être celui qui a été orienté en filière professionnelle. Ces jeunes en devenir n’ont pas encore acquis la fierté de l’ouvrier, qui revendique sa force de travail comme autant de valeur. Ils sont en train de devenir. Ils avancent avec leurs baskets à la mode, leur univers archi-looké par les grandes marques, et n’ont pas le choix d’endosser leur habit de travail. Emmenés par l’artiste dans des situations performatives, il en résulte des jeux vidéo façon flipper décalé mais surtout des images fortes, posées, où les regards et les postures en disent long, à la limite de la défiance face à l’objectif. C’est indéniablement fort.

Le travail réalisé par Florence Lloret, en collaboration avec la metteuse en scène marseillaise Julie de Villeneuve, est d’une toute autre facture, qu’on pourrait qualifier de plus douce. Elle présente un film composé en sept tableaux. Dans une veine foucaldienne, la cinéaste a choisi de présenter, à rebours du cadre institutionnel souvent étriqué dans lequel se trouve coincée l’école, l’hétérotopie de ce lieu, en filmant des professeurs et des élèves en train de coexister, de se parler, replaçant l’émancipation du devenir-sujet au cœur de la mission d’éducation. « Éduquer, c’est aider l’autre à devenir sujet », rappelle le philosophe Alain Kerlan qui, tel un commissaire d’exposition, a réuni ces deux œuvres à peine son dernier ouvrage fraîchement sorti (Éducation artistique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout). Dans le film de Lloret, nous sommes touchés par la progression mélodieuse de ces jeunes filmés pendant un an au lycée professionnel Ampère de Marseille, qui flotte entre gros plans sur les visages, les détails, les ralentis. Différents tableaux se succèdent, qui, des images d’un ennui visible des jeunes en cours jusqu’à une valse hors du temps entre des chaises et des profs, nous rappellent à quel point l’art à l’école peut faire œuvre, et combien le regard nouveau posé par l’artiste sur les élèves fait réfléchir aussi bien ces derniers que leurs enseignants sur eux-mêmes, en décalant les perspectives et les contextes de regard. Les langues se délient, les pensées s’échangent, à bâtons rompus entre élèves et/ou professeurs ou dans des discours plus solennels et plus construits au cours d’un banquet au jus d’orange, où parfois les mots manquent encore à ceux qui espèrent. Ici, l’homme n’est pas qu’homo sapiens, ni homo faber, ni encore homo economicus : il est « homo estheticus, dans un rapport désintéressé et sensible que nous avons au monde, où seule l’émotion esthétique fait sens à celui-ci. » (Alain Kerlan)

Au-delà d’une dénonciation de l’invisibilité de ceux qu’on ne regarde ni quand ils deviennent des pros, ni même quand ils sont en train de devenir des hommes, l’exposition Bleu, Blanc Rouge. Quand l’art travaille l’école réunit deux œuvres fortes pour qui prendra la peine et le temps de s’y frotter, et qui veut s’unir à ce qui l’entoure. En permettant une approche anthropologique, nourrie et réfléchie sur le devenir d’une jeunesse, elle n’oublie surtout jamais la dimension sensible, bien au-delà d’une empathie condescendante de mauvais aloi. « L’être humain existe en formation. Le fait de se former est une dimension constitutive de l’existence humaine. Avoir cela en tête conduit à regarder autrement l’institution scolaire, ses élèves et ses maîtres », nous rappelle Kerlan. Et nous l’en remercions.

 

Joanna Selvidès

 

 

Bleu, blanc, rouge. Quand l’art travaille l’école : jusqu’au 9/01/2022 à la Salle des Machines (Friche La Belle de Mai, 41 rue Jobin, 3e).

Rens. : www.lafriche.org / www.lieuxfictifs.org/