Babel de Lucie Bitunjac

Artistes – Entreprises à la Galerie du Château des Servières

Beau travail

 

Le monde de l’art est-il compatible avec celui de l’entreprise ? Telle est la question à laquelle le Château de Servières tente de répondre depuis quatre saisons avec le projet Artistes et Entreprises, qui immerge un artiste au sein d’une activité à vocation lucrative, rappelant le point commun de ces deux protagonistes : le travail.

 

Voilà quelques semaines, on pouvait entendre Daniel Mermet et Franck Lepage traiter les artistes contemporains de branleurs sur les ondes de France Inter (1). Si l’art n’a pas pour vocation d’être rentable, il n’en demeure pas moins que la notion de travail existe bel et bien pour l’artiste, et dans une mesure qui dépasse souvent les trente-cinq heures hebdomadaires.  Immerger un artiste au sein d’une entreprise, c’est donc avant tout montrer que l’art, c’est aussi du boulot.
L’exposition Artistes et Entreprises réunit trois artistes aux antipodes mais dont les œuvres s’harmonisent par bien des aspects. Tous les trois réfléchissent autour de l’idée de construction et de déconstruction, qu’elle soit sculpturale chez Thomas Couderc, formelle et intellectuelle chez Lucie Bitunjac ou architecturale mais aussi symbolique chez Ramiro Guerreiro. Dans son installation Laisser casser, l’artiste portugais déconstruit le mythe du Corbusier, cherchant à re-questionner la très grande influence que « le fada » exerce dans l’architecture contemporaine. Sa résidence à Servières (dans le cadre de ses échanges avec le Portugal et l’association Castelo d’If) l’amène à se replonger dans une vieille histoire, celle de Le Corbusier, Eilenn Grey et Jean Badovici autour de la villa E-1027 de Roquebrune-Cap Martin. L’artiste disperse des éléments qui évoquent la querelle entre les trois amis suite à l’intervention « irrévérencieuse» du Corbusier sur les murs immaculés de la maison moderniste créée par Eileen Grey. Chaque fragment de l’installation retrace l’histoire de ces huit fresques peintes par Le Corbu, dont une photo du maître à poil, fixant fièrement l’objectif devant l’une de ses fresques. Comme il en a l’habitude, Ramiro Guerreiro s’immisce dans cette histoire, comme il s’incruste, lors de ses performances, dans les interstices incongrus que crée l’architecture, interrogeant les relations entre le corps et les espaces bâtis. Ici, il copie certaines des peintures murales du Corbusier et se met en scène, volant la vedette à la star.
De ces deux mois passés dans l’entreprise SMRI (Société de Mécanique et Robinetterie Industrielle, Port-de-Bouc), Thomas Couderc ramène Sisyphe, sculpture mobile et bruyante qui évoque les jeux de mécano de notre enfance, geste primitifdu plaisir de construire (2). L’œuvre résulte d’un échange entre les ouvriers, leurs savoir-faire et les questions artistiques de Thomas Couderc à la faveur desquelles les machines de SMRI ont tourné. Inlassablement, le petit ours rivé sur le moyeu de la sculpture monte et descend comme le célèbre héros maudit… Si ses œuvres sont souvent le fruit d’une imagination sans limites, d’une frénésie sans pause et d’une précipitation qui n’admet pas le fignolage, Thomas Couderc semble ici freiné dans sa course, prenant le temps de la réflexion…
Quant à Lucie Bitunjac, elle travaille en patience à déconstruire des formes simples qu’elle reconstruit par la suite en céramique, ou en peinture à l’huile, jouant de ses glacis et de ses transparences. Elle fait immerger un paysage presque abstrait mais pas vraiment, puisqu’il évoque des architectures d’arches et de contreforts, de villes idéales et/ou archétypales, des Jéricho et des Sodome où toutes les passions humaines se déploient… Ses architectures ressemblent à celles de Fra Angelico ou de Piero Della Francesca, mais rappellent aussi les aplats colorés des constructivistes et des peintres modernes. Les œuvres à la fois picturales et sculpturales de Lucie Bitunjac embrassent toute l’histoire de l’art, des primitifs aux modernes, jusqu’à Franck Stella et ses Shaped Canvas.

Céline Ghisleri

 

Artistes – Entreprises : jusqu’au 20 décembre à : Galerie du Château des Servières (11/19 boulevard Boisson, 4e).
Rens. 04 91 85 13 78 / www.chateaudeservieres.org

 

Notes
  1. Emission Là-bas si j’y suis du 6 novembre 2006 – Trois réac à la Fiac[]
  2. Le geste primitif est le premier geste de l’enfance qui nous a procuré un plaisir et qui s’est inscrit en nous. La première ligne sur une page blanche.[]