Anthologie de la pensée noire

Millefeuille | Anthologie de la pensée noire, sous la direction de Marie-Jeanne Rossignol et Michaël Roy, avec Marlene L. Daut et Cécile Roudeau

Livre d’esprits

 

 

Publié en avril 2023 par les éditions marseillaises Hors d’atteinte, l’ouvrage Anthologie de la pensée noire tend à remettre à l’honneur les intellectuels noirs des États-Unis et Haïti. À travers un florilège inédit soigneusement sélectionné et mis en contexte (poèmes, pamphlets, lettres ouvertes, extraits de romans, récits de vie, etc.), cet ouvrage tente de retracer la pensée des deux premières nations indépendantes à l’aune des révolutions. Une ambition criante d’actualité.

 

 

« En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté, mais il repoussera, car ses racines sont profondes et nombreuses. »

— Toussaint Louverture

 

Figure de proue de la révolution, celui que l’on nomme « Louverture » en raison de sa capacité à ouvrir des brèches dans les lignes ennemies n’est pas l’unique acteur de la révolution haïtienne. Injustement méconnus, de nombreux auteurs, penseurs et philosophes, bien avant la révolution haïtienne de 1790, avaient déjà posé les jalons d’un monde plus égalitaire, hérité en partie du foisonnement intellectuel du siècle des Lumières. Forts de cet objectif, quatre directeurs d’ouvrage spécialisés en littérature américaine et haïtienne et en histoire de l’esclavage de ces deux pays décident de mettre en commun leurs connaissances pour un nouveau corpus axé sur les mouvements de la pensée noire aux 18ᵉ et 19ᵉ siècles. Tâche ardue que de recréer une nouvelle anthologie, tant il en existe déjà. Citons notamment The Black Atlantic de Paul Gilroy, qui s’attache, dès 1993, à enrichir notre compréhension des enjeux de la modernité en définissant les concepts de diaspora et d’afrocentrisme en lien avec des études comparées caribéennes. Plus récemment, dans son Anthologie de la poésie Tout-Monde, Édouard Glissant regroupait de nombreux poètes, politiques, hommes de loi, philosophes, et autres citoyens afin de réfléchir aux combats du 21e siècle. Anthologie de la pensée noire adopte une vision différente, volontairement transnationale. Les États-Unis et Haïti y sont ici considérés par la nature de la relation qui entoure leurs dynamiques de pensée. Si les contextes divergent, si les liens parfois se distendent, une comparaison parait nécessaire entre ces deux pays plongés tous deux à cette époque dans une ambiance postrévolutionnaire. Divisé en cinq thématiques, le recueil nous propose des extraits choisis dont les auteurs, classés de manière chronologique, semblent s’inspirer l’un l’autre. Une courte biographie non exhaustive de l’auteur ainsi qu’une mise en contexte de l’extrait dans son histoire permet à un lecteur profane du 21ᵉ siècle de comprendre les enjeux d’une telle publication. Les choix de traduction assument le parti pris de la modernité, car il fallait que les mots conservent leur tranchant, leur caractère incisif, cynique ou saisissant, dans le but d’épouser la ferveur des débats actuels, même si l’on regrette occasionnellement la brièveté de certains textes ou poèmes qui en dessert la portée symbolique.

 

Dans la première partie, intitulée Esclavage et colonisation, on y rencontre Phillis Wheatley, génie de la poésie encensée par Voltaire, ou Hérard Dumesle, qui fait surgir de nouveau la figure d’Alexandre Pétion, premier président de la République d’Haïti, ayant offert refuge à Simón Bolívar. On y comprend comment la question du colonialisme commence avec l’extermination des Amérindiens et remonte à la traite atlantique aux États-Unis. Mention spéciale à Robert Wedderburn qui, dans les horreurs de l’esclavage, raconte les sévices que son père a fait subir à sa mère, ou William Craft, qui témoigne sa fuite avec sa femme en Europe jusqu’aux premières lois abolitionnistes, dont le romanesque semble tout droit tiré de la biographie du général Dumas. La deuxième et la troisième parties de l’ouvrage s’attellent à consigner les préjugés de race qui pèsent sur la communauté noire. Les protagonistes sont autant journalistes du Freedom’s (journal dédié à la liberté des noirs), pionniers de l’African Methodist Episcopal Church que prédicateurs. Croire aux principes de l’évangile leur permet de soutenir la lutte et de croire à l’égalité dont on les a privés. La religion y apparait comme un moyen de dépasser les préjugés qui leur collent à la peau. Si l’affirmation de leurs principes témoigne d’une certaine fermeté, on y décèle moins de colère que de préconisations, comme la diffusion des savoirs en tant qu’outil de lutte. On (re)découvre également de nombreuses doctrines, comme le Black Uplift, soit la conviction que les premières élites doivent s’élever socialement pour mettre fin aux discriminations dont est victime la communauté noire, ou bien le « Second Grand Réveil », vaste mouvement évangélique initié par Richard Allen, fondateur des premières églises noires. Ce dernier propose un modèle qui encourage les vocations religieuses parmi cette population souvent dépourvue d’éducation chrétienne et fait écho à Jarena Lee, l’une des premières prédicatrices noires à mettre en lien son engagement féministe et sa foi religieuse. L’originalité du parcours de Booker. T. Washington s’insurge contre la dichotomie entre travail manuel et éducation, dans la mise en valeur des écoles techniques.

 

Révolte, révolution et indépendance sont les maîtres-mots de la quatrième thématique. Une comparaison au printemps des peuples de 1848, vague révolutionnaire héritée de la Révolution française, est mise au contact des revendications étasuniennes et haïtiennes. Les textes présents dénoncent les nombreuses irrégularités et les contradictions qui régissent le domaine du droit. Benjamin Banneker adresse une lettre ouverte à Thomas Jefferson afin qu’il accorde ses paroles liées à la déclaration d’indépendance avec ses actes, notamment celui de libérer les esclaves de leur joug. Jean-Jacques Dessalines, rédacteur de l’acte d’indépendance d’Haïti, fait écho aux mémoires de Toussaint Louverture, qui dénoncent la trahison du général Leclerc lors de son arrestation.

 

Témoignages, essais, pamphlet, discours politiques, et poèmes, les manières de dénoncer l’atrocité s’avèrent diverses. L’origine de chacun, de naissance libre ou fils d’esclave également. Une tâche commune cependant : mettre des mots sur l’indicible. Participer à leur manière à la construction d’un nouveau monde.

 

Le dernier chapitre tend à explorer les courants de pensées post-esclavage, en tant que mémoire et histoire. Elle propose une nouvelle relecture de la guerre de Sécession, soulignant son aspect révolutionnaire pour les Africains-Américains. Les différentes théories s’affrontent, du plaidoyer humaniste de Demesvar Delorme à l’afroféminisme précurseur d’Anna Julia Cooper. Cette dernière, pendant féminin du philosophe W. E. B. Du Bois, traduite pour la première fois en français, y développe les premières réflexions sur l’intersectionnalité, et rend visible l’apport des femmes dans les dynamiques intellectuelles. Un dialogue sur la position des élites noires se mêle à des calculs de poids économiques de la communauté, du coût de réparation des différents traumatismes subis depuis des siècles. La diversité des analyses, mais aussi des modèles proposés dans des pays pourtant si proches, nous montre la complexité d’un tel phénomène encore brûlant d’actualité, à l’heure où la loi de Lynch semble avoir encore fait de nouveaux adeptesEnfin, les nombreux compromis consentis par les différents pouvoirs politiques et le retour de l’esclavage, courant du 19e, dénoncés par certains auteurs, nous avertissent du statut fragile de toute liberté dignement conquise.

 

Laura Legeay

 

À lire : Anthologie de la pensée noire, sous la direction de Marie-Jeanne Rossignol et Michaël Roy, avec Marlene L. Daut et Cécile Roudeau (éd. Hors d’atteinte)