Alicia Edelman

Identité Remarquable | Alicia Edelman (Lytta Boutique – École des Joies)

L’école de l’utérus

 

Enfin une personne pour penser à notre plaisir. Ce n’est pas un·e manager bien-être, c’est une entrepreneuse, avec des convictions en plus et de la pruderie en moins. On veut parler d’Alicia Edelman, la patronne de Lytta Boutique, qui ouvre en ce moment une association d’éducation sexuelle, l’École des Joies.

 

 

Grandie dans la Silicon Valley, passée d’abord par Paris pour travailler dans l’art contemporain peuplé, apparemment, des mêmes espèces de requins qui fréquentent les eaux de Los Angeles, Alicia débarque à Marseille il y a cinq ans. Écœurée par le monde de l’art et en quête d’un bien être global, elle en vient à constater un flagrant manque de choix dans un domaine d’habitude habité par d’autres squales : la sexualité et son industrie. Ce n’est pourtant pas la demande qui manque, mais on peut affirmer sans trop de porte-à-faux qu’une grande majorité ne se retrouve pas dans le stéréotype du repaire glauque et criard à la fois, plein de camelotes à fantasmes préfabriqués et de spécimens intrusivement libidineux. Avec l’objectivation ordinaire de toujours-les-mêmes corps, la fétichisation de toujours-les-autres-corps, il y a bien de quoi être refroidi·e dès le premier contact avec le marketing. Inspirée par un contre-modèle du genre, le sex-shop Other Nature (qui se trouve à Berlin, évidemment), Alicia voulait créer un espace « féministe, éthique et inclusif », « tout simplement parce que ce sont mes valeurs. »

Féministe, donc en dehors des clichés intégrés puis véhiculés par les regards masculins. Éthique, par la volonté de lever le voile d’opacité qui entoure matériaux et chaînes de productions des produits, puis d’aller chercher mieux, « sans qu’il n’y ait de travail forcé des Ouïghour·es, par exemple. » Ou sans faux silicone qui fondrait curieusement, et dangereusement, au soleil. Et inclusif, donc, avec des articles pour tous les genres, et pour tous les goûts, notamment grâce aux tests et validations des produits par un panel de personnes aux corps et expériences variés. Par exemple — fait assez exceptionnel pour être relevé : on peut y essayer des binder (sous-vêtements qui dissimulent ou estompent la poitrine, de première nécessité pour les personnes trans ou non-binaires). « Mais je voulais aussi créer un espace très joli, où les gens puissent se sentir à l’aise, pas une esthétique stérile. »

L’atmosphère est chaleureuse avec les boiseries. « C’est un peu DIY… », lumineux et aéré. Sur les portants, des vêtements, harnais, sur les meubles, des jouets, des produits parfumés, des tracts éclairants, des préservatifs gratuits, et dans les vases, des fleurs. Sur les murs, des expos éphémères d’œuvres érotiques, charnelles ou intimes. « L’art est important, et même si j’ai quitté son monde, je voulais trouver un moyen d’en garder un peu dans ma vie. » En ce moment, on y trouve les planches originales d’Attachements d’Alice Bienassis, roman graphique sur le kinbaku. On a aussi pu y trouver les scènes très détaillées de garrigues brûlantes dessinées par Lazare Lazarus, les oniriques traits sensuels de Sarah Korzec ou, rythmant les soirées marseillaises, divers lancements de zines, impressions ou sérigraphies éloquentes. C’est la sexothérapeute Louise Briot — elle aussi passée par des études d’art — qui s’occupe désormais de la programmation. Pour Alicia et Louise, c’est à force de voir des artistes divers, des dessins de corps différents des normes qu’on va avancer sur les représentations. La présence des œuvres relève donc d’une double volonté, politique et sociale. « Quand les gens rentrent dans la boutique, iels peuvent regarder les murs et souvent — pour les gens qui pourraient être mal à l’aise d’être dans un sex-shop — les œuvres leur permettent de se focaliser sur autre chose jusqu’à ce qu’iels se sentent mieux. »

Pour la chronologie, après quelques déboires avec les procédures de création d’entreprise (conservatisme des administrations, des banques et des fonds d’investissement sur le secteur en cause, considéré à « haut risque » malgré sa lucrativité croissante), Lytta Boutique prenait pignon sur rue fin 2019, pile au moment du début de la crise qui reste encore en travers de la gorge. Une fois les travaux du haut de la rue Saint Pierre terminés, tractopelles évacués et trous béants rebouchés, la boutique trouve enfin une stabilité économique, deux ans et demi après ouverture.

Alicia voudrait donc commencer à combler un autre trou béant trop incommodant : la fameuse grosse lacune en matière d’éducation sexuelle. « Je veux pas juste vendre du lubrifiant ou un sextoy, je veux avoir un espace où on peut apprendre notre propre anatomie, des choses qu’on aurait dû apprendre à l’école, mais ça n’a jamais été fait pour la plupart des gens. Moi, mon éducation sexuelle était catastrophique. » Maintenant que la boutique prospère, vient le temps de lancer une association, séparée de l’activité d’entreprise : l’École des Joies. « Je voudrais que ça soit un espace vivant, un lieu d’échange où je pourrais inviter des expert·es, mais séparé de la boutique », car beaucoup utilisent des arguments dits sex-positifs pour vendre leurs produits. « Je ne suis pas une experte, donc je ne vais jamais animer des ateliers ou des cours. » Elle va plutôt faire appel à des personnes qualifiées, comme le Docteur Joy, médecin en santé sexuelle, Xelo Leal Marzo, kiné, ou Louise, sexothérapeute, pour prendre en charge les ayant joies de l’association. Au programme, des ateliers théoriques, comme pour connaître les différents fluides, leurs rôles et leur provenance, ou d’autres, plus pratiques — comme le dernier, « Introduction Spéculative », une exploration interne des vulves, vagins et col de l’utérus en groupe (non-mixte, évidemment) d’environ six personnes, qui a été un succès — des groupes de paroles, des cours… à prix libres (conseillés autour d’une vingtaine d’euros).

« La sexualité, c’est holistique » : elle traverse cultures, corps, imaginaires, pulsions et fantasmes, ambitions et modes de consommation, nos rapports sociaux, peut-être avant même nos rapports amoureux… En tout cas, on se réjouit pas mal qu’Alicia, humble et engageante, vraie et militante, prenne en main cette question si sérieuse — mais si dépréciée, si salie de pudibonderies — qu’est la sexualité.

 

Margot Dewavrin

 

Scène Obscène ! Soirée de lancement de l’association l’École des Joies, pour la santé sexuelle et le plaisir de tous·tes : le 21/02 à Lytta Boutique (1 rue Saint-Pierre, 5e). ¡ Reporté, date et lieu à venir !

Rens. : https://lyttaboutique.com