© Alfredo Jaar

Alfredo Jaar – Nous l’avons tant aimée, la révolution au [mac]

Aux arts, citoyens !

Expérience sensible et prise de conscience autour du mensonge des images, des révolutions et des malveillances du monde politique, l’exposition d’Alfredo Jaar au [mac] nous incite à la nostalgie, parfois au dégoût, mais donne aussi l’envie de se remonter les manches…

 

Le ton est donné d’emblée, avec un sol recouvert de quelques 150 tonnes de tessons de bouteilles. Au-delà de l’aspect formel, d’une mise en espace très efficace et des sensations diverses que nos pas sur ce sol de verre coupant nous procurent, on ne peut ignorer la lourde charge symbolique du geste de l’artiste. Le verre brisé de la révolution comme une mer silencieuse de cannettes jetées en guise de protestation, tout l’univers d’Alfredo Jaar se résume dans cette brillante et minimale installation qui résonne aujourd’hui avec la dépolitisation dramatique d’une société asphyxiée par les images et la léthargie intellectuelle.
A la fois plasticien, architecte et réalisateur, Alfredo Jaar est surtout un immense artiste que Thierry Olat nous propose de découvrir, ou de redécouvrir, pour ceux qui avaient déjà pu aborder son œuvre, âpre à l’image du monde, aux Rencontres d’Arles en 2013, pour lesquelles il proposait une installation nommée La Politique des images dans l’Eglise des Frères Prêcheurs.
« Aucune image n’est innocente, chacune d’entre elles porte une vision du monde. Or, personne ne nous apprend à les lire », affirme l’artiste. C’est peut-être pour cela que les trois premières salles de l’exposition en sont dépourvues, ou presque. L’inscription au néon qui donne son titre à l’exposition (Nous l’avons tant aimée, la révolution), reléguée dans un coin de la première salle et maintenant brisée comme les bouteilles, est empruntée au livre de Daniel Cohn Bendit, qui dressait dans les années 80 un état des lieux de l’évolution des fougues révolutionnaires de 68. Aujourd’hui, les tessons de verre seraient comme les vestiges d’une époque où les poings se levaient pour combattre les dictatures, dont celle de Pinochet au Chili où est né Alfredoo Jaar. L’artiste n’a de cesse de jeter sous nos yeux les plus écœurantes manœuvres humaines, de Kissinger complice du massacre de Pinochet au génocide rwandais, des archives de Corbis mises sous silence par Bill Gates à la photo de Kevin Carter (La fillette et le vautour) qui conduisit le reporter à se donner la mort… Sur le mode du slogan publicitaire, Alfredo Jaar use du néon pour délivrer une parole idéaliste et revendicatrice : « Culture = Capital », « Other People Think »…
Quelques images s’immiscent dans la première partie de l’exposition, assez rares pour que l’on en mesure l’importance. Parmi elles, la vidéo de la performance de l’artiste Opus 1981 / Andante Desperado, accompagnée de deux images, dont la photographie de Susan Meiselas Sandinista Barricade prise pendant la révolution nicaraguayenne (1979). Les cris poussés par la clarinette qui agonise sous le souffle épuisé d’Alfredo Jaar confèrent à l’ensemble de l’installation un effet à la fois anxiogène et absurde. Au détour d’une cimaise, Daniel Buren s’invite en ramenant le propos au refus de la représentation (dans l’art) si celle-ci ne témoigne pas d’un crime. Les rayures de Buren font ainsi face au caisson lumineux de Jaar Gesamtkunstwerk, œuvre totale : tout est dit !
Une fois la mer de glace passée, Alfredo Jaar nous invite à pénétrer dans son musée imaginaire, une sélection d’œuvres faite par l’artiste lui-même, réunies par la même volonté de produire un art qui change le monde ou qui s’y essayait en son temps. L’ensemble appartient à une génération qui n’a plus d’équivalent actuellement, à quelques timides exceptions près. Dans cet accrochage engagé, Alfredo Jaar intègre ses propres œuvres comme les couvertures de Libération. Ce travail rappelle Searching for Africa in Life (1996), qui mettait en évidence le peu d’intérêt voire la mise sous silence par le magazine américain Life des évènements en Afrique. Idem avec les couvertures de Newsweek qui oubliaient le Rwanda. Ici, les couvertures du journal français retracent quelques épisodes douloureux de l’histoire récente : la mort d’Antonioni le 1er août 2007, la réélection de George W Bush le 4 novembre 2004, la réélection de Mitterrand le 9 mai 1988… dont le titre pourrait en faire sourire plus d’un aujourd’hui : « Bravo l’artiste ! »
En regard de ses unes, Alfredo Jaar en magicien à haut-de-forme et baguette magique cohabite avec l’artiste Valie Export toutes jambes écartées ou promenant son mec en laisse dans la rue, une image de la merde d’artiste de Manzoni, une boîte d’Eva Hesse, les bougies de Richard Serra, l’image floue de Mao par Gerhard Richter, le saut dans le vide d’Yves Klein, les performances de Yoko Ono, celle de Bas Jan Ader à Amsterdam, le film de Öyvind Fahlström Mao-Hope March… Autant d’œuvres au milieu desquelles s’immiscent des éditions de la société du spectacle comme le livre de Cohn Bendit ou celui d’Antonio Gramsci. Le livre comme objet de la pensée ponctue ainsi le puzzle constitué par l’artiste.
Jaar rassemble donc ici un panel d’artistes et d’intellectuels qui, dans les années 60, 70 et 80, étaient résolus à changer le monde, non pas en faisant des œuvres politiques mais en faisant des œuvres politiquement. Répondant ainsi aux injonctions de Godard dans son manifeste Que faire ? (1970) : « Il faut faire politiquement des films pour comprendre les lois du monde objectif, pour transformer activement le monde. »

Céline Ghisleri

 

Alfredo Jaar – Nous l’avons tant aimée, la révolution : jusqu’au 10/01/2016 au [mac] (69 avenue d’Haïfa, 8e). Rens. : 04 91 25 01 07 / www.culture.marseille.fr

Pour en (sa)voir plus : www.alfredojaar.net