Peintre, écrivain, inventeur de « l’Art Brut », Jean Dubuffet (1901-1985) fut un acteur majeur de la scène artistique du XXe siècle.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cet artiste insaisissable et polémique met en jeu une critique radicale de l’art et de la culture de son temps, en faisant de l’invention sans cesse renouvelée le pilier de la création et de la pensée. Empruntant à l’anthropologie, au folklore ou au domaine de la psychiatrie, il poursuit l’activité de décloisonnement opérée par les avant-gardes de l’entre-deux-guerres, dynamite la croyance en un art supposé primitif et ouvre de nouvelles voies de création.
Cette exposition donne à voir comment Jean Dubuffet entremêle dans son œuvre ses activités de peinture et d’écriture avec les recherches qu’il a consacrées à ce qu’il nomme l’Art Brut. Elle présente sa production artistique dans toute sa diversité, en s’attachant notamment à montrer les objets et documents issus des prospections qu’il a mises en œuvre en visitant musées d’ethnographie ou d’art populaire, mais aussi diverses collections dédiées à « l’art des fous ».
L’exposition présente plus de 300 œuvres et objets issus des plus grandes collections françaises et européennes :
Centre Pompidou - Musée national d’Art moderne (Paris), Fondation Dubu et (Paris), musée des Arts décoratifs (Paris), musée du quai Branly (Paris), Louisiana Museum of Modern Art (Humlebæk), Fondation Beyeler (Bâle), Collection de l’Art Brut (Lausanne), musée d’Ethnographie de Genève, musée Barbier-Müller (Genève), musée des Con uences (Lyon), LAM (Villeneuve d’Ascq), Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne, MASC (Les Sables d’Olonne), musée André Malraux (Le Havre), musée Rolin (Autun), musée Unterlinden (Colmar), Sammlung Prinzhorn (Heidelberg).
Après le Mucem à Marseille, elle sera présentée à l’IVAM de Valence (du 2 octobre 2019 au 16 février 2020) et au musée d’Ethnographie de Genève (du 27 avril 2020 au 3 janvier 2021).
Détail de Lieu plurifocal de Jean Dubuffet – 1975[/caption]
Riche d’une scénographie ponctuant les thématiques phares de l’artiste aux talents polymorphes, cet ensemble d’œuvres et d’objets révèle toute la complexité d’une démarche totale : quête de sens et plastique. Il s’agit d’une multiplicité de recherches qui amèneront Dubuffet à questionner la culture parfois « asphyxiante ».
Sondant et tirant des fils entre l’ethnographie, la philosophie, le fantasme, l’animalité, l’animisme, le langage, la musique (qui n’était pas sa meilleure corde), il célébrera le banal. Inventeur en 1945 de la notion d’art brut, Jean Dubuffet explore les limites novatrices de la création en prenant ses distances vis-à-vis du concept d’art primitif. Son goût pour l’inclassable va désormais le mener sur le terrain de la culture rurale, de l’art des fous. À ce propos, Paul Éluard lui dévoilera les étonnantes peintures de Fleury Joseph Crépin (dont le Tableau merveilleux numéro 11) et les assemblages d’Auguste Forestier, tous deux pensionnaires d’asile. Dès lors, il s’attellera à en faire l’étude et participera à la constitution des collections de Lausanne.
Féru de dessins d’enfants, il regardera par-dessus les cloisons et critiquera l’enfermement de l’apprentissage qui dissout l’invention. Il se passionnera pour les graffitis : on note la superbe collaboration avec le poète Eugène Guillevic, qui donnera lieu à de sombres lithographies, métaphores de l’homme au pied des murs. Ce dernier reste un centre d’intérêt fort pour ce peintre de trognes. Affluence, huile sur toile de 1961, érige des visages singuliers et communs, mais pas que. Émilie Carlu dite Lili, modèle et complice, aura masque et marionnette à son effigie. D’autres contemporains bénéficieront de grotesques portraits raturés dans la matière.
Fervent voyageur, il mènera ses pinceaux jusque dans le Sahara où il débutera la déclinaison du langage et de la phonétique… Observateur citadin, ses réalisations pousseront les portes des métros parisiens.
Entouré de ses amis, parmi lesquels Gaston Chaissac ou encore Jean Paulhan, « cet homme des contradictions », comme le dit l’historien d’art Michel Thévoz, suggère d’aborder les choses surtout de biais. C’est la peinture qui lui sert d’yeux. Il fait virevolter les perspectives et s’intéresse aux matériaux organiques ou minéraux comme la roche et affirme « préférer les diamants bruts mais dans leur gangue ». Poète géologique, Dubuffet, qui se considérait comme un amateur, creuse les sillons et célèbre les irrégularités de l’art. Il rejette les normes picturales et devient un important critique de son temps tout en ayant sous sa lorgnette des œuvres ancestrales et en tête les valeurs sauvages (à découvrir selon lui au cœur même de l’Europe). La statue de pierre d’Ukraine Kamenaia Baba fait ainsi judicieusement écho au tableau Vénus sur le trottoir.
Tel un fétiche protecteur, le saugrenu Jean Dubuffet continuera d’accompagner les esprits curieux au-delà de cette visite, pour laquelle deux heures d’immersion s’avèrent nécessaires. Afin de peaufiner l’approche de vie du bonhomme, nous vous conseillons en amont ou en complément la biographie audiovisuelle sur le site de sa fondation.
Zac Maza et Marika Nanquette