À travers la cerisaie par la Cie Za

Retour sur À travers la cerisaie par la Cie Za au Théâtre NoNo

Des valises et des hommes

 

Pièce d’Anton Tcheckhov parue à sa mort (1904), La Cerisaie nous parle de la fin d’une époque et du début d’une ère nouvelle pour la société russe. Avec À travers la Cerisaie, le théâtre d’objets et de marionnettes nous montre « à quoi s’accrocher quand tout s’apprête à être renversé. »

 

Pourquoi dit-on en Russie, qu’« il faut s’asseoir avant de partir ? », s’interroge la narratrice et unique comédienne/marionnettiste de la pièce, Vera Rozanova ? Lioubov Andreïevna Ranevskaïa s’est probablement assise longtemps autour d’une vieille table avec son frère, ses filles et ses serviteurs, ou face aux cerisiers de son Domaine, avant de décider de partir pour Paris et dilapider son argent pour son amant. Il faut dire que le souvenir de son fils noyé était trop douloureux. Des années plus tard, le retour au Domaine et aux souvenirs de sa chambre d’enfant est cruel. Des dettes accumulées font craindre une vente ; ce que, ni elle ni son frère Gaïev, ne peuvent accepter, sans parler des serviteurs fidèles. Dans ce contexte, les conseils du marchand et petit-fils de serf Lopakhine, qui propose de raser la cerisaie pour y construire des datchas à mettre en location par la suite, sont-ils bien avisés et réellement désintéressés ?

La Cerisaie a été maintes fois adaptée au théâtre. Mais comme le dit Vera Rozanova, « chacun de nous a sa propre Cerisaie. » Créer cette pièce en France lui a apporté un certain recul par rapport à l’œuvre issue de son pays d’origine, et elle n’est pas Peter Brook ou Peter Stein. Sa version, très personnelle, met non seulement en valeur toute la palette de ses talents de conteuse, danseuse, marionnettiste et comédienne, mais aussi un sens de l’image tout en délicatesse et une parole libérée et libératoire.

Des poulies relient des valises au sol et des plateaux surélevés au plafond à différents endroits de la scène, une table ancienne est éclairée dans un coin, des rideaux superposés caressent un mur, des objets essentiels à la vie d’une maison, et une marionnette bien isolée dans cet agencement accueillent le spectateur dans la pénombre. Bienvenue dans l’univers de Vera Rozanova et de son adaptation aux multiples facettes. Cette scénographie annonce l’ambiance. Il sera donc question de départ et d’arrivée (des valises), de l’histoire d’une maison et d’une famille russe (des objets traditionnels).

Le théâtre d’objets est ainsi d’abord à l’honneur avec des personnages incarnés par des objets traditionnels de la maison ; puisque le Domaine de la Cerisaie est au centre de l’histoire et que la maison de famille est bien le symbole de la réunion des proches. Sur la table dialoguent la bonne sous forme de fer à repasser, la maîtresse de maison en grand samovar (bouilloire traditionnelle), sa fille en verre d’eau, ou encore le marchand Lopakhine en réveil pour son inflexibilité mécanique et, peut-être, parce qu’il s’agit d’une des pièces les plus vendues au monde.

Chaque objet est donc choisi pour un personnage en fonction du poste occupé dans la maison, de l’âge (le moulin à poivre qui évoque les vieux os de Firs, le plus vieux serviteur, et la fille de Ranevskaïa est en petit format), mais aussi pour son appartenance à une époque et une culture (le samovar). Et si la propriétaire ou sa fille doivent pleurer, ouvrir le robinet nous fera voir et entendre les larmes pianoter. Le théâtre donne donc vie aux objets sur scène et nous rappelle qu’une existence a pu s’y glisser. Qui n’a jamais été ému par les souvenirs de sa grand-mère en regardant les cartes avec lesquelles elle jouait, son écriture au regard de ses lettres ou un objet témoignant du travail de son grand-père, un bureau d’écolier si ce dernier était menuisier ou un compas s’il était architecte ?

Seule marionnette au plateau, Yacha, le valet de Ranevskaïa, accompagne ses valises où qu’elles aillent et rappelle les trois années passées par Vera Rozanova à l’École supérieure nationale des arts de la marionnette (ESNAM). Se différenciant des objets sur scène, marionnette et narratrice sont chacun les témoins de leur époque et paraissent impuissants face à la vague des époques qui se succèdent. L’histoire de La Cerisaie, tout comme l’évocation par petites touches de celle de Vera Rozanova, nous montrent que quitter sa patrie n’implique jamais de laisser derrière soi ses souvenirs. Nous les emportons toujours avec nous, peu importe le contenant, en mémoire ou en valise.

Cette dernière est centrale dans la pièce, symbole de déplacement d’un lieu à l’autre, d’installation, mais aussi outil scénographique permettant de surprendre le spectateur quand elle est ouverte. L’effet de surprise est aussi utilisé de manière jouissive pour nous et revendicative pour la comédienne, quand le ventre d’une poupée russe à l’effigie de Vladimir Poutine accouche d’une poignée de billets de banque. Qu’a-t-on gagné avec le changement de gouvernement en Russie au cours des cent dernières années ? À une forme de pouvoir en succède une autre. En acquérant le Domaine, Lopakhine devient une bouilloire électrique pour succéder au Samovar, ancien propriétaire, et les poupées russes à l’effigie des derniers gouvernements qui se sont succédé se ressemblent étrangement. L’artiste en profite d’ailleurs pour critiquer le peuple russe, plutôt attentiste face aux politiques qui gouvernent. Peut-être est-ce pourquoi nous nous asseyons avant de partir ? Pour attendre qu’il se passe quelque chose, espérer, sans agir.

 

Guillaume Arias

 

À travers la cerisaie par la Cie Za était présenté les 10 & 11/11 au Théâtre NoNo.

Pour en (sa)voir plus sur la compagnie : collectif23h50.com/vera-rozanova

 

Suite et fin du Mois de la Jeune Création : les 18 (Vingt ans, et alors ! par Et Alors Cie), 24 & 25/11 (Boussole par la Cie MEARI et Pi XIV de Simone Rizzo) au Théâtre NoNo (Campagne Pastré – 35 Traverse de Carthage, 8e).
Rens. : 04 91 75 64 59 / www.theatre-nono.com