Didier Castino © Philippe Matsas

Rencontre avec Fabienne Sartori et Didier Castino

Les plumes se livrent

 

Le dynamisme des librairies indépendantes de la région s’illustre par une proposition variée de services et d’initiatives culturelles. Les rencontres littéraires organisées par nombre d’entre elles les positionnent comme de nouveaux lieux de recueil et de prise de parole.
Focus sur la rencontre proposée par la Librairie Prado Paradis avec deux auteurs du cru, Fabienne Sartori et Didier Castino, autour de la question de la parole perdue de la classe ouvrière et de la figure héroïque du père.

 

Dans un contexte socio-économique difficile où règne l’achat en un clic sur le net, les librairies se devaient de trouver des alternatives pour attirer de potentiels lecteurs/acheteurs. En complément d’un travail de longue haleine sur la qualité d’accueil, le conseil personnalisé et la proximité, de vraies rencontres entre écrivains et public ont vu le jour à la place des sempiternelles séances de dédicaces.
Ces rendez-vous privilégiés ne se limitent pas à la possibilité de venir écouter un écrivain de manière plus « intime », ils sont devenus des lieux d’expression, sorte d’agoras où la parole circule et où s’invite la réflexion.
Nadia Champesme (Histoire de l’Œil) souligne la transformation de ces lieux, non plus essentiellement commerçants, mais devenus espaces de convivialité et de partage : « Nous avons remarqué depuis les attentats en France que la librairie est devenu un des lieux où l’on vient se rassurer, où l’on a besoin d’échanger sur des sujets parfois douloureux mais aussi sur des choses plus générales ou foncièrement politiques, au sens large du terme. »

 

Drôle d’endroit pour une rencontre
Quelles que soient leurs appellations (« rencontre-lecture » chez Histoire de l’Œil, « discussion-signature » chez Prado-Paradis, « brunch littéraire » à L’Attrape-mot), ces rendez-vous ont pour but, au-delà d’augmenter le chiffre d’affaire voire de fidéliser une clientèle, de les positionner en tant qu’acteurs culturels dans la cité.
Bien sûr, ils coïncident souvent avec les tournées de promotion des auteurs, mais ce serait nier l’important travail de fond réalisé par ces passionnés des mots en articulation avec les éditeurs, bibliothèques et enseignants.
Regroupés en association sous l’appellation Libraires du Sud (fusionnée depuis janvier avec Libraires à Marseille), les librairies indépendantes de PACA bénéficient ainsi d’une mutualisation de moyens logistiques et financiers et de réseaux, qui les fédèrent et facilitent la venue et la « circulation » des auteurs. L’association est financée par la Région, le Département et l’Etat, et aussi particulièrement par la Ville de Marseille pour l’action culturelle.
Dans une ère de la concurrence à tout-va, cette solidarité corporatiste a quelque chose de rassurant.
Libraires du Sud s’inscrit dans le paysage de la dynamique culturelle locale avec diverses manifestations annuelles : Les nouvelles itinérances, les Escapades littéraires, Automne en librairies et le Prix du livre jeunesse de Marseille (où les écrivains en lice sont accueillis dans les établissements scolaires).

 

Bientôt dans vos librairies
Parfois proches de l’entretien littéraire pratiqué en festival (cf. Les Correspondances de Manosque), ces rencontres prennent part à la politique du livre pour tous et voient se croiser tout autant des personnes affectionnant l’auteur présenté que celles intéressées par la thématique, des curieux avides de nouveautés littéraires ou des fidèles qui font confiance aux choix avisés de leur libraire…
Elles sont depuis peu pimentées par l’arrivée des Text’Tape de Patrick Coulomb (Ed. L’écailler) et Bruno Richard, qui traquent les « obsessions textuelles » de nos chers écrivains. Ces petites pastilles filmées s’ajoutent à la série de vidéo réalisées lors d’événements littéraires, qui sont aussi bien des coups de cœur de libraires que des coups de projecteurs sur des auteurs ou des éditeurs (une fois par mois en direct de la librairie Maupetit).
Céline Rothlisberger, l’énergique et enthousiaste libraire de Prado-Paradis, s’immerge totalement dans ce travail d’accompagnement autour des textes et rejoint la ferveur qui anime Didier Castino, enseignant à Marseille et heureux lauréat du Prix du premier roman avec Après le silence. Rien d’étonnant à ce qu’il soit son prochain invité : « L’idée était de créer un événement qui soit différent de ceux déjà proposés jusqu’ici. J’ai imaginé le mettre en correspondance avec le livre de Fabienne Sartori, qui aborde des problématiques similaires. De cette rencontre pourra émerger un regard neuf, une réflexion profonde sur un fait de société, tout en étant une manière autre de mettre en lumière deux nouveaux auteurs de la région. Le livre de Fabienne Sartori, Nouvelles du chantier naval, est le dernier-né d’une jeune maison d’édition aixoise que j’aime beaucoup, les éditions Vanloo de Philippe Hauer. »
Avec Après le silence, Didier Castino livre une fiction sur la France ouvrière des années 60-70, dans laquelle un père mort à l’usine comme au champ d’honneur hante toute une famille et renait par la voix d’un de ses fils. L’auteur a pris comme source d’inspiration un fait-divers peu connu. Entre janvier et juillet 1974, 219 accidents du travail ont été enregistrés dans les Bouches-du-Rhône, entrainant une forte mobilisation autour des conditions de sécurité au travail. Une manière fictionnelle d’aborder la question de la disparition de la classe ouvrière, mais aussi celle de la transmission et du deuil.
Par ailleurs président de la compagnie Vol Plané, Didier Castino, comme son ami Alexis Moati, sait magnifiquement mettre en scène des personnages en prise avec la fin de l’enfance, la transformation de soi et du monde. Loin de toute nostalgie, il décrit autant la fin d’une époque que celle d’un monde professionnel. Il a pris l’usine comme unité de lieu du récit pour ce qu’elle a de tragique, à la fois espace d’où on ne sort pas et où les hommes cherchaient à s’élever, même culturellement. « Il y avait des clubs de lecture… alors qu’ils ne savaient pas forcement lire. Ils avaient vraiment foi dans le texte écrit. Sans avoir lu Camus, ils en connaissaient les idées. »
Quant à Fabienne Sartori, elle a été interpellée par le discours très négatif sur les classes populaires énoncé durant les émeutes de 2005 dans les banlieues. Son livre est un état des lieux dans l’histoire et la géographie d’un site, en l’occurrence le chantier naval, et pose la question du devenir des enfants d’ouvriers après la fermeture. Le père a, ici, un autre type d’accident de travail, un cancer lié à l’amiante.
Fabienne Sartori consacre son temps entre l’écriture et le militantisme — elle est membre d’ATTAC et d’autres mouvements qui veulent changer la société. Longuement muri, son livre, d’une écriture très fluide et quelque peu « énervée », fait partie de son engagement : « Fille d’ouvrier, je suis héritière de ses valeurs, d’une exigence, d’un rêve d’émancipation non pas personnel mais universel… En faisant vivre cette mémoire par les mots, je me pose la question du “Comment réinvestir tout ce savoir ? Comment transférer cette exigence en de nouveaux projets ?” »
Une fois lus ces deux romans à la fois beaux et nécessaires, on pourra compléter notre réflexion sur le monde du travail en allant converser avec un spécialiste, le romancier Gérard Mordillat, le 12 mars à Histoire de l’Œil, dans le cadre d’une autre forme de rencontre qu’affectionne la librairie de la rue Fontange, celle liée à un événement culturel, ici la prochaine Biennale des écritures du réel (voir p. XX). Le réalisateur de l’emblématique Vive la sociale tentera de répondre à la question : « Que veut dire aujourd’hui filmer et écrire le travail ? »
Il faut se féliciter d’avoir sur Marseille des librairies indépendantes qui aient autant à cœur de s’associer à la vie culturelle dans ou hors leurs murs. Au-delà de la circulation du livre et de la pensée, elles sont devenues des lieux où les nœuds se défont et les liens se tissent. Cette façon de mettre en relation et de proposer du débat aux lecteurs leurs permettra certainement, et c’est tout ce qu’on leur souhaite, de maintenir une activité pérenne.

Marie Anezin

 

  • Rencontre avec Fabienne Sartori et Didier Castino : le 27/02 à la Librairie Prado-Paradis (19 avenue de Mazargues, 8e).
    Rens. : 04 91 76 55 96 / www.librairiepradoparadis.fr/

  • Rencontre avec Gérard Mordillat : le 12/03 à la librairie Histoire de l’Œil (25 rue Fontange, 6e).
    Rens. : 04 91 48 29 92 / www.histoiredeloeil.com

Dans les bacs :

Pour en savoir plus sur Libraires du Sud : www.librairie-paca.com

 

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