Sam Karpienia © Augustin Le Gall

L’Interview : Sam Karpienia

Faut-il encore le présenter ? Dupain, Gacha Empega, et plus récemment Forabandit… ces noms vous parlent sûrement. C’est d’ailleurs en tombant sur le récent album de ce dernier, trio à mi-chemin entre la culture des troubadours et celles des aşik (l’équivalent anatolien), que nous est venue l’idée de rencontrer Sam. A vrai dire, s’il nous était possible de le faire, nous lui donnerions la parole dans chaque numéro. Explications.

Quel a été ton premier contact avec la langue occitane ?
Ma famille est normande, mais j’ai grandi à Port-de-Bouc. Et probablement parce que l’on n’est pas d’ici et que l’on avait juste envie de comprendre, on aimait beaucoup visiter l’arrière-pays provençal, avec son folklore, son patrimoine et son fantasme de la Provence éternelle. J’ai étudié l’occitan au collège, puis au lycée. Plus tard, à la fac, j’ai pu suivre les cours d’un professeur occitaniste, avec lequel nous avons étudié comment cette langue s’est historiquement perdue sur son propre territoire. Au cours d’un travail en ethnomusicologie, j’ai même dû interviewer Jean-Marie Carlotti, célèbre musicien et militant occitan des années 70. Il incarnait tous les combats et toutes les alternatives occitanistes de l’époque : pacifisme, écologie, anti-nucléaire… J’ai moi-même grandi dans le fantasme de cette époque, je ne sais pas trop pourquoi, car mes parents ne sont pas vraiment issus de ce mouvement-là : ils étaient ouvriers. L’occitan, c’est plus ma langue de chant qu’une histoire d’engagement, même si ça reste un acte politique. J’ai failli dire « poétique »… Mais ça tombe bien, car l’occitan est déjà, en soit, une poésie.

Plus qu’un déraciné géographique, peut-on dire que tu es un déraciné social ?
Oui, mais on reste ce que l’on est. Cette question pose celle du collectif, du agir et du vouloir ensemble, et en même temps celle du rapport que l’on entretient avec soi. En ce moment, je lis Kateb Yacine, qui évoque tant l’aspect individualiste du poète que ses engagements. Le poète militant est de tout temps entre ces deux aspects. Il ne faut renier ni l’un ni l’autre. De retour à Marseille ­après un an à Nantes, j’ai vraiment l’impression d’embrasser ces deux dimensions. J’effectue à la fois une recherche très personnelle, en renouant avec l’écriture sociale de Dupain, dont nous préparons le nouvel album. C’est un peu pareil pour Forabandit. Quand j’ai rencontré Ulaz Özdemir, je m’intéressais alors pas mal à la mystique profane, à des idéologies proches du mouvement New Age, avec tout le rapport de l’homme au cosmos, etc. On voit ça partout aujourd’hui. Le projet est donc parti de l’approche mystique, pour aboutir sur un album qui évoque finalement le politique et les combats au quotidien. Le nom occitan Forabandit n’a pas grand-chose à voir avec le « bandit », mais signifie « être mis au ban de la société, soit par quelqu’un, soit de sa propre volonté ». C’est le vagabond, celui qui va suivre son propre chemin, si tant est qu’il puisse savoir lequel est le sien. Car c’est bien beau de vouloir prendre la route, mais si tu ne sais pas laquelle est la tienne…

D’ailleurs, tu avais dit que tu ne te sens nulle part chez toi…
Je ne me sens nulle part chez moi dans telle ou telle classe sociale. Par contre, je me reconnais parmi les miens lorsque je vais à Taïwan et que je rencontre une fanfare débarquée à l’arrache en bus, après avoir fait plus de deux cents bornes pour être payée des clopinettes. On se comprend comme si on était du même quartier, alors que j’ai fait vingt-cinq heures d’avion pour aller là-bas. Tout ça pour dire que mes affinités avec certaines « familles » plutôt que d’autres n’ont rien avoir avec la géographie.

Peut-on te comparer à un bluesman du Delta ?
Le blues est partout, dans toutes les musiques. J’aime bien cette comparaison, car le bluesman n’est pas seulement musicien, mais quelqu’un qui parle d’un vécu, comme on peut le voir aussi en ce qui concerne la folk avec les protest singers… Je n’ai pas fait de la musique pour être musicien. Je la travaille un peu quand même, mais je préfère réfléchir à ce que l’on va raconter à travers un groupe, un projet. Je préfère chanter la rage que m’évoque le mépris des classes supérieures et l’étouffement d’appartenir à une classe. Pour faire un peu pompeux, je citerais Nietzche : « Il m’est odieux de suivre comme de guider. »

Pour en revenir à la mystique, peut-on y voir un rapport à la religion ?
Non, pas forcément. J’ai pas mal bouquiné là-dessus, des livres tels que La Mystique sauvage de Michel Hulin, qui analyse les caractéristiques d’une mystique véritablement profane. Mais c’est vrai que la mystique est souvent évoquée dans le cadre religieux, et même dans ce cadre-là, c’est quelque chose à part. C’est une expérience extatique de l’ordre du psychisme. Un sentiment d’amour universel. Elle apparaît dans l’histoire de tous les peuples. Chez les troubadours par exemple, l’amour pour une femme peut provoquer quelque chose de l’ordre du mystique, du religieux presque. J’ai été éduqué dans l’anticléricalisme. Il y a d’ailleurs tout un répertoire profondément anticlérical chez les troubadours. Mais même plus récemment, des auteurs comme Baudelaire relèvent aussi du mystique. Sentir plutôt que voir. Ou voir plutôt que regarder : c’est le visionnaire. Après, tu peux retranscrire tout ce que tu ressens et le mettre au service du quotidien, pour être entre le cosmos et le buveur de bière du bar du coin. Je me sens d’ailleurs plus proche du second…

Comment perçois-tu Marseille en 2012 ?
Je n’ai jamais vu autant de touristes. Il y a quinze ans en arrière, il y avait par exemple de la place sur les plages en ville. Aujourd’hui, c’est terminé. Si tu veux de la place, il faut aller à Port-de-Bouc, mais je ne devrais pas le dire… Tu couperas.

D’où vient ce phénomène ?
De la Coupe d’Europe de 93. L’image de Marseille vue de l’extérieur a complètement changé à ce moment-là. Des groupes comme Massilia Sound System cartonnaient à l’époque. On les voyait partout, en couv’ des Inrocks, etc. Je pense aussi à Guédiguian, Jean-Claude Izzo, aux politiques d’ouverture sur la Méditerranée… Ce phénomène se perpétue aujourd’hui ; il attire du monde. Après, il n’est question que du centre-ville, qui se gentrifie. Un mouvement qui pousse des habitants vers l’extérieur ; des gens qui se « forabandisent » et vivent à l’écart, dans la misère. On a beau protester, s’opposer, mais ça se passe comme ça.

Quel est ton point de vue sur Marseille Provence 2013 ?
Plus ça avance et plus je me dis que ça va être une grosse machinerie venue de l’extérieur, qui sera là pendant un an pour s’en aller l’année d’après, après avoir produit des choses qui ne nous concernent pas. La culture populaire se pratique au jour le jour, elle n’est pas définie, ce n’est que du ressenti. Il semblerait qu’il ne s’agisse que de populisme. Je m’y intéresse très peu en fait. On nous a sollicités, avec Dupain, pour participer à une « Nuit de l’Industrie » prévue à Martigues et Port-de-Bouc. C’est marrant ça, une Nuit de l’Industrie. Elle sera peut-être financée par le Medef, non ? C’est leur histoire, l’industrie. J’aurais préféré la Nuit de l’Ouvrier… MP 2013 sera le couronnement de ces vingt dernières années. Ça me fait penser à l’ouvrage de Bruno Le Dantec, La Ville-sans-nom. Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent. C’est même Gaudin qui a récemment dit qu’il faudrait transfuser des populations du Nord à Marseille. Le Marseillais n’est soi-disant pas civique… Mais peut-être que si ce qu’on aime dans Marseille n’existe plus, on partira.

Propos recueillis par Jordan Saïsset

L’album Forabandit (Full Rhizome) est dans les bacs (voir chronique)
Rens. www.forabandit.com / www.fullrhizome.coop