Thierry Discepolo © P. Imbert, Colle?ge de France

La Trahison des éditeurs de Thierry Discepolo (Agone)

L’Interview
Thierry Discepolo

 

A l’heure où les médias n’en finissent plus de fusionner avec le grand capital, dans ce grand empire de l’écrit qui se vend, la maison marseillaise Agone s’érige en porte-drapeau de l’indépendance éditoriale. Rencontre avec son irréductible directeur, Thierry Discepolo, qui dresse dans La Trahison des éditeurs un portrait au vitriol de l’édition française.

 

Quelle a été l’ambition à l’origine de l’écriture de ce livre ?
Montrer que la plus grande partie de l’édition est, au même titre que les autres médias, un instrument de propagande au service des dominants. Et rappeler que le livre fut à l’origine un vecteur de connaissance et la cause de changements sociaux. Les écrits des philosophes du XVIIIe siècle ne sont-ils pas encore jugés responsables de l’échauffement obscène des esprits qui a produit la Révolution française ? Ces croyances sont à la base du métier d’éditeur, détourné par ses représentants les plus autorisés. Pourtant, même l’édition la plus commerciale dépend de cette conception idéaliste : à commencer par les métiers du livre, où la vocation et l’auto-exploitation sont la règle, dans un univers symbolique dominé par le déni d’argent. Et elles n’ont rien de marginal : elles sont fixées dans la loi, dite « Lang », sur le « prix unique » du livre comme « un bien culturel qui ne saurait être soumis aux seules exigences de rentabilité immédiate ».

Comment avez-vous pu mener une telle enquête ? Quelles ont été les étapes de la rédaction ?
A proprement parler, plutôt qu’une « enquête », j’ai surtout pris de notes, au fil de mon quotidien d’éditeur, pendant une demi-douzaine d’années, comme une activité réflexe, presque sans y penser : collecter des articles, résumer des conférences… Travail automatique complété, au moment de la rédaction, par un comptage systématique de la présence de tel livre (de tel éditeur) dans les supermarchés, les Relays, et dans une sélection de médias.
Toutefois, les premières pages que j’ai écrites (sur ce que je n’avais pas encore appelé « la trahison des éditeurs ») ont d’abord fait l’objet d’interventions publiques ou sont parues sur des blogs : analyses de telle ou telle situation exemplaire, de tel personnage emblématique du fonctionnement (ou plutôt du dysfonctionnement) de l’édition. Ce que je continue d’ailleurs de faire, par exemple à propos du rachat de Flammarion par Gallimard, sur le site Acrimed.

Quelle nécessité y a-t-il d’opposer petite et grande édition ?
D’abord, ne pas confondre les verbes « grandir » et « grossir »… Maintenant, cette opposition est le plus souvent pertinente pour différencier une production artisanale du niveau industriel de l’édition au stade du capitalisme financiarisé — avec les effets souvent décrits : perte de qualité, diktat du commercial sur le contenu, etc. Mais on ne manque pas de « petits éditeurs indépendants » qui font, en petit, comme les « grands » : des livres sans âme ni raison, à peine écrits par des auteurs, aussi vite édités que vite (et beaucoup) vendus – et vite oubliés.
Ainsi, pour le lancement d’une petite maison d’édition indépendante comme les Arènes, son fondateur fantasmait « une mise en place “à la Mary Higgins Clark”, d’affiches et de trois mille dépliants avec des extraits du livre [qui] ont notamment été envoyés aux libraires et responsables d’association susceptibles d’être intéressés. » De même pour les éditions Allia, quand son patron en appelle à un « changement de mentalités », il demande à ne pas être « seulement [entendu] sur le plan du contenu, mais sur celui des performances commerciales », pour réclamer des « analyses du travail des équipes commerciales, une force de vente plus rigoureuse et efficace, avec des objectifs commerciaux plus ambitieux. » On reconnaît bien le style de musique symphonique de l’industrie éditoriale, mais sur un orgue Bontempi…

En quoi cette analyse très précise du paysage éditorial français est-elle susceptible d’intéresser tous les lecteurs ?
Parce qu’en l’occurrence, le domaine traité, l’édition, est moins important que la démonstration dont il fait l’objet dans ce livre : la manière dont on organise un métier est déterminante pour comprendre son rôle social. Si cette analyse du monde social porte sur l’édition, c’est parce que c’est le domaine professionnel que je connais le moins mal. Mais, sur ce modèle, chacun devrait pouvoir faire la même chose à partir de son propre métier. C’est ce que Pierre Bourdieu a appelé une « socio-analyse » : l’analyse des dispositions qu’on a héritées, de la manière dont la vie qu’on a menée les a transformées et fixées, pour atteindre une position dont il faut regarder les effets ici et maintenant : notre rôle social.

Vous dressez un portrait peu reluisant d’Actes Sud, qui, pour nous, lecteurs lambda, semble pourtant plus proche de la petite édition, moins capitaliste et plus engagé… N’avez-vous donc peur de rien ?
Dans ce monde de la culture où tout le monde semble avoir peur de tout, on donne très vite l’impression de n’avoir peur de rien… Les « lecteurs lambda » ont tout à fait raison de tenir Actes Sud pour le modèle de la petite édition indépendante : cette image a été fabriquée sur mesure et elle est au cœur de la stratégie commerciale du fondateur. Ce qui n’empêche pas l’héritière, actuellement à la tête de la holding Actes Sud, d’avoir été élue « Femme d’affaires de l’année 1991 » par Veuve-Clicquot. Ni le « petit éditeur en région » d’avoir reçu un prix Nobel deux ans avant son premier Goncourt en 2004 (le dernier cette année) et, pour l’année 2009, trente-cinq prix littéraires. Récompense normale pour un groupe éditorial qui est désormais, en nombre de maisons absorbées, le quatrième en France, derrière Hachette, Editis et (depuis peu) Gallimard.

Quel serait le monde idéal de l’édition ? Pensez vous qu’un autre monde est possible ?
Le monde idéal de l’édition ne serait qu’un recoin du monde idéal : où le profit ne dicterait pas sa loi ; où le « métier » d’actionnaire n’écraserait pas tous les autres ; où les décisions politiques et la distribution des richesses ne se feraient pas en fonction de la propriété du capital. Et si je ne croyais pas qu’un autre monde soit possible, j’aurais postulé comme directeur de collection chez Actes Sud… Ou même, plutôt, je me serais converti au bouddhisme pour me retirer dans une ferme, avec des toilettes sèches, et y cultiver du bio…

Propos recueillis par Joanna Selvidès

 

La Trahison des éditeurs de Thierry Discepolo (Agone)

Pour en savoir plus sur les éditions Agone : http://atheles.org/agone / http://blog.agone.org