Les bâtisseurs de murs

Les bâtisseurs de murs

A travers trois textes du Britannique Martin Crimp, Face au mur évoque l’enfermement des sociétés occidentales marquées par l’obsession de la sécurité et la peur fantasmatique de l’Autre : un repli dont la mise en scène proposée par Hubert Colas souligne toute l’absurdité et l’inhumanité… (lire la suite)

A travers trois textes du Britannique Martin Crimp, Face au mur évoque l’enfermement des sociétés occidentales marquées par l’obsession de la sécurité et la peur fantasmatique de l’Autre : un repli dont la mise en scène proposée par Hubert Colas souligne toute l’absurdité et l’inhumanité

Ils sont tellement propres sur eux. Cheveux savamment méchés, costumes clairs impeccablement coupés, sourires béats… Debout au milieu de la marée de ballons blancs qui recouvre la scène, ils semblent prêts à descendre les marches pour un défilé de mode. Mais ils ne défilent pas : ils parlent. Tout au bord de la scène, leurs regards plantés dans les nôtres, comme s’ils s’adressaient directement à nous, ils évoquent et développent ce qu’ils voient du monde et de leurs vies, ce qu’ils en pensent — et surtout, ce qu’ils en fantasment.
Ce sont les « personnages » de Face au mur — mais ce ne sont pas à proprement parler des personnages. Aucune action dans ce texte en trois volets de Martin Crimp[1] — seulement l’évocation d’actions possibles, de réalités imaginaires plus ou moins probables. Pas des personnages donc, mais des « acteurs », qui incarnent comme dans un tableau des « figures » emblématiques de la société occidentale. Et comme par magie, ces figures de tableau se mettent à nous confier, en toute sincérité, leurs pensées et leurs idées les plus intimes…
Ce qui les obsède ? Le bien-être, le bien paraître — les « biens » en général, et particulièrement les plus matériels, sources de tous les bonheurs et objets de tous les efforts. Extrait : « Et comment vont les choses ? – Eh bien les choses s’améliorent. Les choses s’améliorent de jour en jour. – Quel genre de choses ? – Eh bien, la lumière. La lumière s’améliore de jour en jour. (…) Les choses vont décidément mieux – de la lumière plus vive – des sorties en bateau plus fréquentes – un sourire plus assuré – les choses s’améliorent de jour en jour – qui l’eût cru ? »
A l’opposé, qu’est-ce qui les terrorise ? Logiquement, tout ce qui peut menacer la possession de ces biens : la violence et son surgissement inexplicable, la différence, la singularité, les conflits, le manque, l’imprévisible… Toute cette réalité du monde qui les menace dans leurs conceptions naïvement édéniques, et les fascine aussi par sa folle vitalité. « Dès que j’ai lu les deux premières pages de Face au mur, je me suis dit : je veux monter ce texte », raconte Hubert Colas. « C’est une langue minimaliste, une langue de trous qui laisse toute la place à l’irruption de l’imaginaire : elle a un formidable pouvoir d’évocation. » Evocation des réalités d’une société occidentale crispée sur la préservation de son identité, son obsession de la sécurité et de la stabilité, sa hantise maniaque de paraître : « L’écriture de Martin Crimp témoigne de nos sociétés vouées au tout sécuritaire, et fait émerger la conscience du manque d’humanité qui en découle. Une société sans projet et sans idéal, si ce n’est celui de garder ce qu’on a, est une société amnésique et insensée qui perd tout désir. »
Pour autant, pas de grands discours théoriques sur scène, ni de débauche dramatique de désespoir : l’impasse absurde dans laquelle s’enfoncent les êtres de Face au mur apparaît à travers la naïveté et le ridicule de leurs propos. « Argent, famille, propriété », tel est en effet selon eux le programme pour lequel « la vie mérite d’être vécue », quel qu’en soit le prix : un programme qui fait franchement rire lorsqu’il est énoncé à voix haute par les « figures » de la scène — mais nettement plus pathétique lorsque chacun, dans le public, peut en retrouver en lui une part plus ou moins muette et secrète…

Texte : Fabienne Fillâtre
Photo : Patrick Laffont

Jusqu’au 4/03 au Théâtre du Gymnase. Rens. 0 820 000 422

Notes

[1] Les trois volets : Whole blue sky, Face au mur, Tout va mieux. Ecrit à la demande d’Hubert Colas, le premier volet n’est pas encore édité en France, les deux suivants sont publiés par L’Arche.