Dix films de Guillaume Dustan (2000-2004)

Cycle proposé par Julien Laugier, Pascaline Morincôme et Olga Rozenblum

« J’ai des lunettes ; la pêche, la forme ; le sida, une hépatite C (le cancer?). Moi aussi, je voudrais bien en organiser, des soirées. J’ai moins de trente-cinq ans (encore pour quelques mois). Je suis éditeur et écrivain. Je gagne dix-huit mille francs (par mois). Je suis pour la transparence (ce n’est pas que j’aime me faire détester mais c’est the only way pour tout changer : ) »

— Guillaume Dustan, Génie Divin, Balland, Le Rayon, 2001

Faire des films pour tout changer

Dans son film Nietzsche (2002), Guillaume Dustan dit qu’il a décidé d’être écrivain parce que c’est comme ça (en France) qu’on accède au discours public, qu’on peut tout changer, « détruire le système, subvertir l’ordre établi, faire que ça change, rétablir la justice, sauver la veuve et l’orphelin… ». Entre 1996 et 2004, il publie huit livres, par périodes, qui évoluent vers des protocoles de plus en plus libres de transcription de l’expérience et de la parole. Il construit et déconstruit ainsi sa pensée philosophique et politique, la précise, la répète. Ses films arrivent dans cette continuité, et permettent de la relire et l’éclairer.

Dans les années 2000, Dustan devient, comme il l’a prévu, une figure médiatique. On l’invite sur les plateaux télé pour parler de bareback et mettre en scène son excentricité. Il dira que la télé l’a tué.

Cette manipulation fera oublier la spécificité et la complexité de l’œuvre de Dustan, la permanence de ses engagements et de ses méthodes : sa parole située et concernée à l’encontre d’un universalisme dominant ; ses positions sur la nécessité de repenser la justice légaliste et répressive par une éthique du cas par cas et de la singularité (Dustan est magistrat avant de devenir écrivain) ; sa relecture de l’histoire des idées, de la littérature, de l’art, à travers un regard décentré, marginal, queer ; son énergie à défendre toutes les identités (humaines, symboliques, artistiques) qui s’émancipent de la norme – et émancipent les autres.

« Et ce serait bien si les femmes n’étaient pas des gens qu’on conditionne à la honte et si en général tout le monde n’était pas des gens qu’on conditionne à la honte, à la culpabilité, à s’écraser devant tout type de pouvoir quel qu’il soit. » ¹

Son image déformée par l’écran, il se la réapproprie dans ses films. Le droit à l’auto-définition et l’auto-représentation qui lui est cher devient un outil de production. Il réalise 19 films entre 2000 et 2004, en totale autonomie, en écrit les synopsis, et pense jusqu’à leur distribution dans son auto-filmographie qu’il rédige dans son dernier livre Premier essai.

Les films de Guillaume Dustan ne seront finalement pas montrés de son vivant, occasionnellement après sa mort, et enfin restaurés et diffusés pour la première fois dans un cycle rétrospectif en juin 2019 à Paris.

Ce que Dustan nous fait

Comme ses livres, les films de Dustan sont actifs. Nous avons pris la mesure de cette dimension lors du premier cycle à Paris, de la fonction libératoire et de l’utilité de l’œuvre de Dustan pour de nombreuX lecteur.rice.s et spectateur.rice.s.

Aux confins de ce que permet de libérer l’œuvre de Dustan, il y a le sexe. Le sexe est dans la vie, et pour cette simple raison, il ne l’isolera jamais. Dans ses films, il est un peu partout, des scènes de fists, de masturbation, de baise, qui ne sont jamais annoncées par des dispositifs narratifs propres à en faire des images reconnaissables et donc censurables. Pour des questions de droits à l’image, nous diffusons peu de scènes de sexe par rapport au nombre qu’il en existe dans la filmographie, mais leur existence porte ce que Dustan dit dans sa conférence « Sexe et littérature » (filmée dans Enjoy (back to Ibiza), 2001) « I don’t like sex to be derided, because I don’t like life to be derided. »²

Il commence à faire des films à la sortie de Nicolas Pages, lorsqu’il entame une période d’expérimentations sur les manières de transmettre la parole, la sienne et celle des autres. Dans son texte pour la revue Écritures n°14 dédiée à Dustan, Pierre Dulieu appelle ça l’énonciation : « ni de la poésie, ni du roman, ni de l’autofiction, ni de l’essai. Que c’est de l’énonciation. Que c’est bizarre. Du murmure, du cri et du murmure, qui rumine une vision du monde, une vision politique. Une vision tout court. La politique du murmure, de la faiblesse extrême, des perceptions rendues intense par la faiblesse extrême, de la plainte, du bégaiement.

« Gem / Lé / Brui / Tou / Dou » ³

Car le projet de Dustan est « de donner de l’importance à des choses dont on ne parle pas et qui sont pourtant l’essence même de la définition de soi »4 . En d’autres termes, nous libérer chacun pour nous libérer touX, le droit et la responsabilité de baiser (protégé ou non), de bégayer (comme il le fait à l’écrit à partir de LXiR), de murmurer, « parce qu’on peut pas faire la révolution extérieure si on a pas fait la révolution intérieure » 5

Dans son livre (…) non publié, version maximale de LXiR Ou Dédramatison La Vi Cotidièn, il écrit à plusieurs reprises, comme un mantra :

« les conditions matérielles de production de l’individu

= la sexualité

(Beatriz Preciado)

= la pulsion de vie

(moi) »

La Factory

Lorsqu’il se met à faire des films, c’est aussi le moment pour Dustan de sortir du milieu gay pour aller vers le queer, celui des gender studies qu’il va publier et traduire au Rayon (la première collection française LGBTQ qu’il crée en 1999 aux Éditions Balland). Il pense l’édition comme une entreprise communautaire, ce qui l’amène à publier ses amiX ou des écrivainX, comme Wittig, Preciado, Boursier, Allison, Joanny, Cussol, Chemin, Thèves, Cooper, Rechy. Dustan veut créer une rupture dans l’histoire de la littérature et de la pensée française. Pour lui, c’est une ambition qui va avec le “dogme warholien”, replacer la jeunesse et le pop au centre :

« C’est vachement important de savoir changer d’époque. Parce que mon époque elle est finie, faut pas oublier. Dans ma chambre et tous ces trucs-là ça n’existe plus. C’est plus le même paysage mental. Alors je fais comme Warhol dans les années 70, je m’intéresse aux jeunes. Je fais une deuxième Factory. La première a déjà eu lieu, c’était Warhol. Donc, il y a la collection, qui devient une espèce de collection d’artistes, auteurs, penseurs, et de gens qui interviennent sur leur temps. » 6

Lorsqu’il filme les dessins de Béatrice Cussol dans le film perdu, son voyage à Queeruption à Londres avec Tim, sa conférence sur « Sexe et littérature » à Valence, un catalogue de Wolfgang Tillmans, ses livres et magazines de Roger, d’Hervé Gauchet, Dustan construit une iconographie esthétique et politique. En cela, ses films font aussi office de documents d’un contexte pré-gentrification, pré-pink et queerwashing. Dans sa chronique du 28 juin 2019, Paul Preciado raconte ce que regarder un film de Dustan lui a fait. Au réveil d’un rêve envahi par ce film, il se demande « si Dustan reconnaîtrait le quartier : la plupart des bars gays ont cédé la place à des boutiques de luxe, le kiosque où nous achetions jadis la presse queer internationale a été transformé en Kooples. Les quelques bars gays restants sont devenus des bastions d’exhibition hors-Tinder pour les classes blanches aisées de la ville. Les bars lesbiens et trans ont migré en bordure du quartier, vers la rue Saint-Martin ou aux abords des Arts et Métiers. La normalisation gay, la gentrification et les nouvelles ségrégations de classe, de race et de sexualité ont dessiné une nouvelle cartographie. Dans Le Marais, seules les rayures arc-en-ciel subsistent sur le sol, comme une mémoire silencieuse qui s’efface sous les voitures. » 7

La radicalité de Dustan est entièrement tournée vers une résistance à toutes formes de normalisation. C’est pour cela que ses films nous rendent alerte au monde. C’est surement sa manière de ne faire aucun consensus, de ne rien vouloir conserver, qui rend son œuvre aussi particulière, et qui fait dire à Virginie Despentes, dans sa lettre Trop de sodomie dans ta prose, que « l’époque aura digéré tout ce qui lui passait sous la dent, sauf Dustan. »

1. Guillaume Dustan, Nietzsche, vidéo DV, 2002
2. Guillaume Dustan, Enjoy (back to Ibiza), vidéo DV, 2000 et retranscrit dans Génie Divin, Balland, Le Rayon, 2001
3. Pierre Dulieu, extrait de « Guillaume Dustan », publié dans la revue Écritures n°14, « Dustan / Engagement », 2004
4. Guillaume Dustan, Nicolas Pages, « Un désir bien naturel », Balland, Le Rayon, 1999
5. Guillaume Dustan, Nietzsche, vidéo DV, 2002
6. Guillaume Dustan, Nietzsche, vidéo DV, 2002
7. Paul B. Préciado, Que faire après l’orgie? , chronique du 28 juin 2019 pour Libération

Videodrome 2
Du 7 février au 9 février 2020
Prix libre, conseillé : 5 € (+ adhésion annuelle : 5 €)
Rens. 04 91 42 75 41
www.videodrome2.fr
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