Carlos Kusnir

Peintures, objets et installations. Expo proposée par Triangle France et le FRAC PACA. Commissariat : Céline Kopp et Pascal Neveux

Se déployant exceptionnellement en deux lieux, cette exposition monographique offre aux visiteurs un parcours original à travers plus de trente ans de création. Elle propose un regard non chronologique sur la pratique de l’artiste en alliant une sélection d’œuvres importantes à de nouvelles productions, dans une composition spécifiquement conçue pour les deux grands plateaux du Frac et la Tour Panorama de la Friche le Belle de Mai.
Né en Argentine, vivant et travaillant à Marseille et Paris, Carlos Kusnir développe depuis le début des années 1980 une œuvre singulière qui repousse non sans jubilation et espièglerie les enjeux formels de la peinture. Son travail est à l’image de sa personnalité, finement ciselé de fantaisie et de rigueur, de maladresse et de virtuosité, d’assurance et de fragilité. Relevant en apparence d’un bricolage précaire, la mise en espace de ses œuvres souvent accompagnées d’éléments sonores se donnent à voir en livrant aux spectateurs la structure même de ses travaux. Avec irrévérence, il se confronte aux techniques de l’imprimerie et procède par collage et assemblages pour amener ses compositions au-delà des surfaces, jusqu’à un espace tridimensionnel et sonore, imprégné de tendresse, d’humour, de rigueur et d’évocations de souvenirs personnels et collectifs issus du quotidien, de la grande et de la petite histoire. Il réalise des tableaux où la peinture joue à s’émanciper de tout ce qui tente de la définir et la cadrer : son support, ses formes, ses matériaux, et ses représentations. Son parcours artistique et son œuvre frappent par leur grande liberté et sont marqués par une capacité de réinvention permanente. À travers cette exposition ambitieuse qui porte son nom comme unique manifeste, Carlos Kusnir démontre sa capacité à se remettre en cause sans jamais laisser place à la facilité et à la superficialité.
Les œuvres réunies à Marseille se présentent comme les éléments, ou les personnages, d’un univers fait de superpositions, de mise en relations, de couches de couleur successives, de répétitions de motifs et de gestes. L’importance des procédés d’impression s’y révèle, notamment celui de la lithographie, bien que repoussée à la marge de la pratique picturale de l’artiste pendant des décennies. La répétition, c’est celle des motifs et des gestes de l’imprimeur, et celle pratiquée par les musiciens. Carlos Kusnir pense et réalise une peinture où le labeur disparait derrière la fraicheur de propositions incisives. Les choses sont vivantes et se rejouent. Elles s’arrêtent, parfois, le temps d’un café ou d’une pause sur une chaise. Et elles reprennent. La musique, quant à elle émane littéralement des œuvres comme une couche de couleur supplémentaire qui accompagne le regard. Chez Carlos Kusnir, la répétition et le rythme conduisent la figuration vers l’abstraction. Les objets figurés deviennent prétextes et se diffusent dans un ensemble faisant apparaitre ce qui relie, les silences, les accidents heureux, les chocs et les harmonies.
Les œuvres apparaissent souvent en équilibre, comme fraichement posées là. Peinture, bois, objets, papier…les assemblages et les contacts sont fragiles et célèbrent l’impermanence des choses, un seul détail ou un petit objet pouvant faire basculer l’ensemble. La versatilité des expressions et des affects qui se créent dans les frottements et les instants de grâce proposés par Carlos Kusnir nous rappelle que tout est vanité. Et quelque soit l’ampleur de leurs proportions, le rapport au corps qu’entretiennent les œuvres est direct, proche de celui d’une feuille de papier que l’on manipule et tourne pour la regarder et la mettre de coté au sortir de la presse. Elles ne veulent pas être laissées là. Elles affirment leur mouvement. Elles revendiquent leur présence. Dans cette exposition, elles manifestent littéralement leur existence. Brandies sur leurs supports, revendiquant leur droit à l’espace et au temps, parfois de travers et peu importe les échelles et le sens. Elles sont là ensemble, et posent des questions, comme une foule en procession, une cacophonie silencieuse à la fragilité élégante. Toujours en quête de nouvelles mélodies picturales, préférant les contre-allées aux portes-voix, Carlos Kusnir n’a de cesse de brouiller les pistes pour tracer sa voie et nous donner à voir une œuvre en perpétuel mouvement.

Céline Kopp et Pascal Neveux, Marseille, février 2018

http://www.fracpaca.org/

http://www.journalventilo.fr/carlos-kusnir-frac-paca-a-tour-panorama-de-friche-belle-de-mai/


FRAC Sud - Cité de l'art contemporain
Mar-sam 12h-19h + dim 14h-18h
2,50/5 € (gratuit le dimanche)
http://pac.marseilleexpos.com/
20 boulevard de Dunkerque
13002 Marseille
04 91 91 27 55

Article paru le mercredi 21 mars 2018 dans Ventilo n° 406

Carlos Kusnir au FRAC PACA et à la Tour-Panorama de la Friche La Belle de Mai

Le geste a la parole

 

2018 sera l’année de l’amour, mais aussi celle de Carlos Kusnir, que l’on peut découvrir dès à présent sur les deux grands plateaux du FRAC PACA et au Panorama de la Friche, à travers deux expositions qui révèlent toute l’ampleur de son travail pictural depuis plus de cinquante ans…

  En toute simplicité, l’exposition de Carlos Kusnir porte son nom, un nom propre déjà utilisé jadis comme le motif récurent d’une série intitulée Kusnir, dans laquelle l’artiste cherchait un mot à « mettre en sandwich » entre deux autres motifs. L’évidence le menait déjà tout naturellement vers son patronyme... Les œuvres de Carlos Kusnir sont peu datées, et peu nommées ; elles sont libérées de la classification de l’historien d’art cherchant à inventorier une production qui n’a de cesse d’opérer des va-et-vient dans une recherche non pas linéaire mais cyclique. C’est dans cette même idée que les expositions du FRAC et de Triangle France (co-comissariat Pascal Neveu et Céline Kopp) ont été pensées. Elles n’ont rien de chronologique ; l’artiste y propose trois rassemblements de pièces guidés par la cohérence des formes et d’un propos lié aux trois espaces. L’exposition est passagère, comme le dit Kusnir, qui cherche plus à créer un événement pendant lequel quelque chose se passe.   « L’espace pictural, l’espace d’un tableau, n’est pas une portion d’espace, mais un mode de l’apparaître. » (Eliane Escoubas)   Carlos Kusnir est peintre ; il en est peut-être l’archétype tant sa vie, sa philosophie et sa démarche collent à l’image que l’on peut se faire du peintre du 21e siècle. Il voit le monde à travers la peinture et le transpose, mais pas dans un tableau puisque le rapport que ses œuvres entretiennent avec le mur n’est pas forcément celui de l’accrochage. Ses peintures tiennent souvent debout, adossées au mur ou maintenues par des tréteaux. Des panneaux ou parfois des pancartes sur lesquelles quelque chose a été inscrit : Coiffure, Démocratie, Mama, Je suis au café, comme des slogans de la vie ordinaire, des avis ou juste un renseignement…   « ... Les bords de la toile sont peints eux aussi et la toile prend le mur, s’ouvre, compose avec le mur lui-même, devient élément d’un tableau qui est le mur, le sol, le plafond, l’espace de la pièce et l’espace extérieur. » (Claude Viallat) On lira souvent que Carlos Kusnir « a synthétisé tous les enjeux formels de la peinture pour mieux les évacuer », qu’il échappe à l’opposition abstraction/figuration et que ses œuvres demeurent entre réalité et représentation. Lorsque Carlos Kusnir arrive à Marseille dans les années 80, la peinture a déjà vécu de grandes métamorphoses, les révolutions américaines et en Europe, celles des Supports/Surfaces, des Nouveaux Réalistes, et du Pop Art... Sa peinture entretient un rapport prépondérant à l’espace, à tel point que certaines compositions prennent des airs d’installations au sein desquelles le spectateur évolue et se déplace. Il y voit l’envers du décor, le dos des panneaux de bois, les tasseaux, les tas de sable qui lestent les constructions… La grande composition qui accueille le visiteur au FRAC mime les codes d’une révolution joyeuse, une sorte de barricade faite de bric et de broc de laquelle des drapeaux émergent pour sonner l’instant de la trêve. Les revendications sont de taille : Coiffure et Démocratie, pancartes qui dominent le groupe de toiles et qui s’adressent au visiteur comme une blague sortie d’un film de Kusturica. Il y a quelque chose de la Bohème dans ces objets réels qui concourent à tenir les panneaux et parfaire les châssis. Les vrais balais, les faux peignes, les ruptures d’échelle en rajoutent aussi, sans oublier les incursions musicales, dont les cuivres concourent à l’incongruité d’un propos qui, au-delà des « récits personnels » de l’artiste, ne doit pas se chercher ailleurs que dans celui de la peinture elle-même et de son langage. Le médium de Kusnir est le message. Tout le reste n’est que prétexte à peindre : les chiens, les coqs, les peignes, les pinces à linge et les balais ne disent pas autre chose que la forme qu’ils désignent, « insignifiante »… Carlos Kusnir a inventé un langage qui combine des éléments de composition comme dans un morceau de musique, comme le coq qui aimait une pendule dans la chanson de Nougaro, comme un poème... On découvre aussi dans sa peinture des motifs qualifiés d’ornementaux par Pierre Wat, jouant avec les codes de l’abstraction, séries de lignes évoquant des grilles ou des murs de briques, qui se propagent sur le mur comme dans un papier peint et s’affranchissent du cadre de l’espace pictural. Les gestes de Kusnir font fi de leurs supports ; ils se poursuivent, libres, et le spectateur devra les suivre pas seulement du regard mais avec son corps. C’est une peinture qui invite à la balade, à la conscience de notre présence dans l’espace pictural et physique, pas juste au déplacement comme le ferait une œuvre cinétique. Les motifs représentés jouent avec ceux de l’espace réel, les objets sont parfois peints, parfois lithographiés, parfois introduits tels quels, parfois les deux et se superposent des couches de réalité comme on superpose des couches d’acrylique ou de peinture à l’huile sur les panneaux de bois, jouant des opacités et des transparences. Le cadre de la mimésis est dépassé et surpassé, les frontières de la représentation sont abolies… Toute l’histoire et toutes les problématiques de la peinture se disent dans l’œuvre de Carlos Kusnir, à l’image de cette pièce présentée au FRAC, datant de 1987, aux motifs rappelant ceux des peintures abstraites géométriques des avant-garde, imitant les déchirures d’une table à repasser posée sur le panneau. Les combinaisons de Kusnir peuvent ébranler les certitudes de l’amateur d’art, craignant d’être pris à son propre jeu, celui de la « mystagogie » dont parle Bernard Stiegler. Carlos Kusnir a inventé une langue qui n’est pas dénuée d’humour mais que l’on soupçonne d’une grande rigueur, où même l’espace laissé à l’accident s’avère signifiant et primordial. C’est peut-être par lui que quelque chose arrive, ce que le peintre n’attend pas mais qu’il espère envers et contre tout… « Une œuvre est toujours idiomatique car l’idiome c’est le défaut de la langue, l’incision. Ce que Derrida avait appelé un “schibboleth”, un défaut de prononciation. L’idiome est un défaut dont le poète fait qu’il le faut. La langue ne parle que comme défaut. À faire défaut. C’est comme ça qu’une langue est poétique. Une langue est poétique ou elle n’est pas… » (Bernard Stiegler)  

Céline Ghisleri

 

Carlos Kusnir : jusqu’au 3/06 au FRAC PACA (20 boulevard de Dunkerque, 2e) et à la Tour-Panorama de la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e). Rens. : www.fracpaca.org www.trianglefrance.org

Pour en (sa)voir plus : documentsdartistes.org/artistes/kusnir/