Wilfrid Almendra - Adelaïde

Sculptures et installations. Expo proposée par Fræme et le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022

L’exposition Adelaïde inaugure le nouveau projet artistique et culturel du Frac Faire société et ouvre de nouvelles « perspectives » sur l’œuvre de cet artiste franco-portugais dont les recherches nous invitent à réinventer nos modes de production et de consommation pour recréer du commun. L’œuvre de Wilfrid Almendra englobe sculpture et installation en faisant appel à des matériaux divers issus de l’échange et du recyclage, et en se nourrissant de références issues de l’histoire de l’art et de l’architecture. Il pratique l’art de sublimer les matériaux les plus hétéroclites en expérimentant dans son atelier des techniques empiriques et précises inspirées du monde ouvrier qu’il connait bien issu d’une famille de travailleurs immigrés portugais. Il questionne à travers son travail, la capacité d’invention et de poésie qui permet aux individus de transcender les normes économiques et sociales qui leur sont imposées et les déterminent.

Organisée en partenariat avec l’association Fraeme, l’exposition Adelaïde se déploie entre le plateau perspectives au Frac et le Panorama à la Friche la Belle de Mai. L’artiste propose de nouvelles productions issues d’une recherche réalisée dans le cadre de l’exposition So much depends upon a red wheel barrow produite dans le cadre de Manifesta 13 Marseille en 2020. L’œuvre Martyr acquise par le Frac à cette occasion est présentée dans l’exposition Adelaïde au Panorama de la Friche. L’exposition proposait alors un environnement insolite fait d’architectures précaires, d’une serre aux mauvaises herbes, de vêtements de travail, évoquant les jardins ouvriers, les lieux périphériques où se rencontrent la nature, les zones commerciales et industrielles. Le martyr est une grande planche en aggloméré qu’on plaçait entre l’outil et la pièce à façonner, trouvée par l’artiste dans son atelier, une ancienne fabrique de meubles.

Cette pièce redécoupée, garnie de tôles ondulées translucides en polyester typiques de l’architecture industrielle ou des cabanes de jardin, surprend l’oeil par ses effets de lumière et de miroir.

Pour l’exposition, prolongeant cette exploration, Wilfrid Almendra dessine un paysage mental peuplé de formes singulières, d’hybridations d’images et de motifs empruntés au monde du travail, à l’architecture et à la nature en fabriquant des structures qui incorporent l’élément organique sous forme de végétation séchée. Les sculptures et les installations sont réalisées à partir de matériaux de récupération : cuivre, verre de serre..., assemblés dans des espaces qui incorporent l’imaginaire des jardins ouvriers. Herbiers sauvages des bords des routes, cuve de fuel, limaces en bronze, composent un univers hétéroclite à la fois minéral et végétal, à l’image de ces jardins ouvriers souvent situés aux périphéries des villes, investis et modelés par les rêves de verdure et de vie partagée des familles modestes dans les années 50. Des objets (bonnet, marcel, chaussettes, short, usagés et figés par un moulage en aluminium) portent une histoire personnelle et familiale, traces mémorielles semées çà et là.

L’espace est conçu pour être appréhendé selon diverses perspectives et inviter à une libre déambulation parmi des objets à sens multiples (réminiscences organiques et corporelles, esthétiques, sociales...). De très hauts troncs floqués formés de fer à béton, tracent de grandes verticales superposées à des structures en arc ou faites de tubes de frigo détournés, selon une géométrie complexe. Des formes suspendues mobiles, les jeux de lumière et de transparence des structures en verre construisent un monde de métamorphoses d’où surgit la beauté à l’image de ce paon, élément récurrent dans l’univers de l’artiste.

Toutes ces formes sont ouvertes et fonctionnent comme des amorces de récits que le spectateur-promeneur est invité à prolonger. Brouillant les repères perceptifs habituels, ces compositions singulières incitent à prêter attention à des objets délaissés et des plantes sauvages comme la mauve, fleur comestible et médicinale qui pousse dans les friches. Choses de peu, sans prestige, dont le potentiel poétique et l’aura cachée sont soudain révélés par un geste artistique qui accomplit une sorte d’épiphanie du banal. Cette ode à l’infra ordinaire s’inscrit dans un projet de vie annoncé par le titre Adelaïde, prénom d’une figure familiale importante pour l’artiste qui agit au sein de la communauté d’un petit village du nord du Portugal. Adelaïde est aussi le nom donné à ses projets d’artiste-paysan. Wilfrid Almendra cultive des arbres fruitiers et du vin dans ce même village de Casario et participe de l’économie locale en créant les conditions d’une rencontre avec le monde de l’art dans une maison qu’il restaure à l’aune des interventions des amis artistes qui le visitent. Comme la promesse qu’un autre modèle de relation économique et sociale à l’échelle d’une communauté est possible reposant sur le troc, l’échange et privilégiant un mode d’exploitation raisonnée, finalement seul capable de réconcilier nature et culture.

—Muriel Enjalran, mars 2022.

 

Wilfrid Almendra (né en 1972) vit et travaille à Marseille. Son travail a fait l’objet de plusieurs expositions personnelles dont, parmi les plus récentes à Sariev-Makov, Sofia (2019); Clark House, Bombay (2018); Palais de Tokyo, France (2017) ; Fogo Island Arts, Canada, (2016) ; Fondation d’entreprise Ricard, Paris (2013). Il a participé à de nombreuses expositions collectives au MOCO, Montpellier (2019); Frac Bretagne, Rennes (2018) ; Dusable Museum, Chicago (2017) ; Musée des Arts décoratifs, Paris (2016) ; CAC Vilnius (2015) ; Kunsthalle Wien (2014) ; Centre Pompidou-Metz (2013) ; Museum of Contemporary Art, Chicago (2012).


FRAC Sud - Cité de l'art contemporain
Jusqu'au 30/10 - Mer-sam 12h-19h + dim 14h-18h
2,50/5 € (gratuit le dimanche)
http://www.fracpaca.org/
20 boulevard de Dunkerque
13002 Marseille
04 91 91 27 55

Article paru le mercredi 6 juillet 2022 dans Ventilo n° 467

Focus Portugal

Jardins d’Ibères

 

France-Portugal, ça y est, nous y sommes ! Déjà prolifique et fréquentée, la saison d’échanges culturels entre les deux pays est lancée, mais sans coup de sifflet ni coupe. Occasion curatoriale de saluer ce programme croisé, trois structures marseillaises — le Musée Cantini, le Frac PACA et la Friche — engagent le jeu avec des artistes lusitanien·ne·s.

  Seule sur le grand terrain du Musée Cantini : Maria Helena Vieira da Silva. Telle Ariane dans les dédales de l’art du XXe siècle, elle fait depuis début juin l’objet d’une exposition monographique, L’Œil du Labyrinthe. En nous précipitant dans une chronologie de plus de quatre-vingt œuvres, l’exposition joint volontiers le geste pictural au regard architectural — on peut citer La Machine optique, ou La Scala ou Les Yeux, deux peintures de 1937, comme des allégories de son travail — dans des envolées de perspectives abstraites et impétueuses. À nous de slalomer entre ses lignes qui ne cherchent en fait pas la fuite, mais plutôt la présence, dans les multiples dimensions que la visionnaire a offertes, en son siècle, à la peinture. Présence d’une femme aussi, puisqu’on sait que dans le genre, l’art moderne a encore tendance à des « oublis ». Oui, l’idée de mixité sort enfin du banc de touche institutionnel, il était temps. En des distorsions de l’espace-temps, ses jeux de cartes, ses parties d’échecs, ses cartographies et ses prouesses d’équilibriste s’échafaudent (Marseille Blanc, peinte lorsqu’elle avait vingt-deux ans en 1931, semble représenter les précaires charpentes extérieures qui soutenaient déjà les immeubles branlants dans nos rues) avec des palettes sobres mais puissantes, qui fardent les volumes chancelants de densités fermes, faisant de subtils détails des profondeurs mélodieuses (elle était aussi pianiste), notamment dans son contradictoire Silence (1988) ou dans sa Bibliothèque (1949). Dans une invitation à l’intériorité, celle qui écrivait que « le tableau doit être un ami qui vous parle », creuse, à l’image de son œuvre, un Souterrain (1948) bien éclairé, damé de contrepoids, où les lumineux jaunes et bleus se font bien plus rassurants qu’un Terrier kafkaïen.  Passons au(x) contemporain(e·s), du côté du Frac, par exemple. Avec le projet « Faire Société » de sa nouvelle directrice Muriel Enjalran, le Fonds s’est ouvert il y a quelques jours sur quatre nouvelles installations, parmi lesquelles un espace dédié à Ângela Feirreira, intitulé Rádio Voz da Liberdade. Dans un hommage à la radio clandestine de libération, Feirreira s’inspire du format timbre pour aller vers des peinture murales et des sculptures, toutes assez monumentales. C’est sans doute à partir de l’agrandissement des miniatures, ou, plus justement, de l’amplification des voix des minorités que l’artiste s’engage, en rendant au continent africain ce qui appartient au continent africain. Avec, par exemple, la rediffusion — depuis une machine de marque Fanon, heureuse homonymie avec l’illustre essayiste décolonial prénommé Frantz — de la voix de feu Carlos Cardoso, journaliste d’investigation mozambicain qui avait eu l’outrecuidance de dénoncer la corruption dans son pays. Ou en rendant à Alger ce qui appartient à Alger, avec pour point d’accroche la fameuse Rádio Voz da Liberdade, de langue portugaise, qui était hébergée chez Radio Alger, depuis laquelle de multiples militantismes ont pu trouver échos, en commençant par l’indépendance algérienne, avant d’encourager la chute du régime fasciste de Salazar, jusqu’à se faire ondes-clés pour les luttes anticoloniales et féministes. Pour Ferreira, cette artiste aux racines sud-africaines, mozambicaines et portugaises, il s’agit de réinscrire dans les murs, dans l’espace (géographique, social et artistique) et dans les réflexions, des considérations politiques encore d’actualité. Et pour ce qui est de saisir l’espace, Ramiro Guerreiro, exposé sur le plateau expérimental, n’est pas en reste. Mieux, il le croque, le tend, le passe au crayon et au fil de critiques urbanistiques, dans une remise en question d’une certaine architecture contemporaine.  En un détour projetant le « Faire Société » hors du binôme France-Portugal, le court du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Fireworks, vaut lui aussi le coup. En six minutes, il nous livre un bouquet final pyrotechnique, aux allures mythologiques, peuplé d’ancêtres, d’un bestiaire merveilleux, dans une expression romantique et familière. Il nous embarque dans un fugace mais grand voyage dans l’au-delà. Wilfrid Almendra fricote quant à lui à la fois au Frac et à la Friche La Belle de Mai avec son exposition en deux pôles, Adélaïde. Le travail de cet artiste qui tient son atelier à Marseille est fait d’une économie de la circularité. Il alimente des relations, nourrit les passages de paysages, et inversement. Dans ses œuvres, on trouve çà et là comme des vestiges abandonnés, du matériau usé à la chaussette abandonnée, en passant par un vieux bonnet. Aux côtés du paon décoloré en argenté, Almendra interagit avec les transferts d’usages, en décentrant nos points de vue vers ce qui était sorti des attentions, oublié à force d’être vu. Il renvoie par exemple à l’absurde mais désormais usuelle nidification des paons dans les toilettes du parc Borély. Il se lie aux glaneurs et glaneuses, troque leurs vieilles casseroles et les fait fondre pour créer une réplique figée et saisissante d’une figue tout juste tombée, d’un vieux marcel au sol, froissé, ou d’une incongrue chaussure poisseuse. Trompe-l’œil en aluminium, ses œuvres ont la bonne idée de nous méprendre pour nous y identifier, de nous faire passer vers l’autre, les autres, vers les marginalisé·e·s, de nous y voir aussi glaner. Dans le white cube du Panorama, il répand des graviers, brisant le silence et déstabilisant la démarche. Il y dissémine des détails, tantôt stoppés dans leur usure, subvertis dans leur usage, postiches dans leurs visages ; tantôt manifestés dans leurs flétrissures, déclinant poétiquement au fil du temps. Profiter cet été des autres expositions en cours à la Friche est aussi une idée, pour se faire un petit panorama de l’art contemporain à Marseille. Murmurations (volet 1) rassemble quatorze organisations artistiques, petites galeries ou collectifs, avec notamment Agent Troublant, Sissi Club, SoMa, Tank Art Space, d’autres plus confidentielles comme la Cabane Georgina, ou plus expérimentales comme le Muff (Marseille Underground Film&music Festival), ou encore Gufo…  

Margot Dewavrin

 

Vieira da Silva, l’Œil du Labyrinthe : jusqu’au 6/11 au Musée Cantini (19 rue Grignan, 6e). Rens. : www.musees.marseille.fr 

• Ângela Ferreira - Rádio Voz da Liberdade  (jusqu’au 22/01/23), Wilfrid Almendra - Adelaïde (jusqu’au 30/10), Apichatpong Weerasethakul, Fireworks (archives) (jusqu’au 25/09) et Ramiro Guerreiro - Le Geste de Phyllis (jusqu’au 25/09) : au Frac PACA (20 boulevard de Dunkerque, 2e). Rens. : www.frac-provence-alpes-cotedazur.org 

• Wilfrid Almendra - Adelaïde (jusqu’au 16/10) et Murmurations (volet 1) (jusqu’au 14/08) : à la Tour-Panorama de la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e). Rens. : www.lafriche.org / www.fraeme.art