Regards croisés Liban - Provence et les parcours photographiques dans la ville

Photos. Œuvres de 5 photographes libanais, en regard avec celles de 5 photographes français : Clara Abi Nader & Arto Pazat, Ghaleb Cabbabe & Guillaume Amat, Mazen Jannoun & Valérie Burnand-Grimaldi, Joe Kesrouani & Jean Larive, Carmen Yahchouchi & Irène Jonas. Invitée : Chaza Charafeddine

Chaza Charafeddine est artiste et écrivain. Après avoir travaillé dans les domaines de l’éducation et de la danse pendant 15 ans, elle s’est tournée vers la photographie et l’écriture. Ses oeuvres photographiques ont été montrées dans de nombreuses galeries et lieux artistiques au Liban et à l’étranger.
Dans sa série Maidames, Chaza Charafeddine célèbre les travailleuses immigrées au Liban. Elle explore les relations de pouvoir et les questions de code culturel existant entre les travailleuses immigrées et les femmes employeurs. Son observation a permis de mettre en lumière les ressemblances qui se créent entre la domestique et la maîtresse, qu’elles soient physiques, dans leur comportement ou leurs goûts esthétiques. Ce processus soulève alors la question de la limite de ce mimétisme. C’est dans le contexte de cette relation complexe et troublante que les images ont été créées.
www.chazacharafeddine.com

Clara ABI NADER - AU RETOUR 
J’ai quitté le Liban en 2011, et depuis, à chacun de mes retours, je regarde ses routes, sa montagne et sa côte, ces endroits que j’ai parcouru maintes fois. On est tous les deux en mouvement constant, on avance ensemble vers l’inconnu, on se quitte et on se retrouve, tout comme les vagues de la mer, ce n’est jamais la même qui se déferle sur les galets. Rares sont les photos où vous reconnaitrez ce pays. Je veux le sortir de son contexte, de son histoire et de sa politique. Ce sont des images qui sont vides d’humain – ou presque vides – je n’ai jamais senti d’appartenance à cette société, je n’ai jamais pu vraiment la photographier. Mais comment de toute façon arriver à photographier une société qui traverse une crise identitaire ? 

Arto PAZAT – PARTIR C’EST RENTRER
C’est dans les mains l’ouvrage jamais posé et toujours relu « Une mémoire pour l’oubli » de Mahmoud Darwich que je suis tombé sur la série de Clara Abi Nader « Au retour ». Cette série faisait autant écho au texte du poète qu’elle me suggérait sans ambiguïté mes propres errances photographiques. Celles autour de la reconstruction mentale du Pays perdu, quitté qui ne peut-être retrouvé comme imaginé et redécouvert n’ayant jamais existé comme donné là, dans cet ici et maintenant « d’une inquiétante étrangeté ». Partir c’est rentrer dis-je, notre passé est devant nous. Travail autour de la perte, le ténu de l’abandon ... l’entre deux du visible. Le silence.

Ghaleb CABBABE MOVE TO TRASH 
Cette série est celle du désenchantement, de la disparité entre nos attentes - la vision du Liban à laquelle nous nous accrochons - et la dure réalité. Même si nos monuments sont faits de pierre, leur force ne cesse de s’estomper. Alors que les tas d'ordures s’accumulent, nos symboles chéris, nos clichés glorifiés et notre fierté nationale suivent le chemin des déchets. 
Ces photos on été réalisées sans montage en 2015, durant les premières semaines de la crise des poubelles qui ont englouti le Liban pendant près de 2 ans. À ce jour, même si les déchets sont moins présents dans les rues du pays, aucune solution viable n’a été implémentée.

Guillaume AMAT – OPEN FIELD 
Pour le projet Open Fields j’ai souhaité travailler sur la notion de territoire en tant qu’espace et sur l’acte photographique lui-même. Réalisée à la chambre 4x5inch et au moyen format 6x7cm la série “Open Field” questionne la représentation du paysage et la notion même de sa captation à l’aide d’un miroir mesurant 80x120cm disposé in situ. Le miroir vient recomposer le paysage avec le hors-champ qui lui fait face, créant ainsi une double lecture. Utilisé en peinture le miroir est ici une manière d’explorer les limites du cadre photographique par la mise en abîme de l’image et le sur cadrage imposé par le miroir.

Mazen JANNOUN - 1 x 1 (One by One) 
One by One manifeste les choses qui nous accroche à notre origine lorsque nous nous installons à l'étranger, ainsi que les choses auxquelles nous sommes attachés dans les lieux où nous arrivons. L'idée est de définir 1metre carré au sol a l’aide de deux bandes de mesure, et de demander à mes sujets de poser ce qui les attache à leur origine et ce qui les relie à l'endroit où ils se trouvent au moment. 
Les bandes de mesure jouent le rôle des frontières et des droits qui limitent notre liberté d’expression et de circulation. Le sol sur lequel mes sujets ont choisi de travailler fait également partie de l'altération de l'identité à laquelle l'immigrant s'est engagé.

Valérie BURNAND GRIMALDI LES GARDIENS 
J’explore dans cette oeuvre nos racines et notre ancrage présent ; ce qui fait de nous des Italiens du sud et tout à la fois des Français inscrits sur la terre de France. J’utilise un matériau qui m’est proche mais c’est la question de l’immigration dans sa globalité qui m’anime. Lorsque j’ai lu le texte de présentation du travail de Mazen Jannoun, j’ai été saisie car ce sont les questions que je me suis posées dans la gestation de mon propre projet. Les Gardiens est une proposition de réponse à ces questions : en quoi sommes-nous restés italiens ? en quoi cela est-il perceptible ? En quoi nous sommes-nous intégrés en France ? Qu’apportons-nouschacun à notre lignée ?

Joe KESROUANI BEIRUT 
Série de 1998 à 2018, grand format 
Lorsque je photographie, je n'ai pas un but précis en tête. C'est souvent après coup, dans mon studio, que je prends conscience de certains aspects frappants. Par exemple, en m'éloignant progressivement et physiquement de Beyrouth, en essayant d'embrasser toute son étendue, je me suis rendu compte à quel point la ville est devenue générique, anonyme, à quel point elle a perdu ses traits spécifiques... Ce n'est plus Beyrouth. C'est n'importe quelle grande ville en bord de mer : Athènes, Marseille, Rio ? Toutes ces villes, ces mégapoles se ressemblent, elles souffrent du même problème : une urbanisation quasi sauvage, une folie des grandeurs, une incohérence entre leur forme ancienne, traditionnelle et leur nouveau visage. Je ne cherche pas à dénoncer quoi que ce soit, mais que je le veuille ou non, ces images ont une portée critique indéniable. Partout, me semble-t-il, le béton et la folie des grandeurs asphyxient les habitants et creusent les inégalités sociales. 
(L’Orient le jour, 08/2017)

Jean LARIVE JUNGLE 
Extrait d'un travail plus large produit en 2016 dans le cadre de la mission "Réinventer Calais", à l'initiative du Centre national des Arts plastiques et de l'association PEROU. Les photographies ont été réalisées sur le site du bidonville géant, connu sous le nom de "Jungle", qui de l'été 2015 à l'hiver 2016, a occupé une partie du littoral calaisien. C'est cette "littoralité" qui m'a d'abord parlé, avant de faire écho aux photos de Joe Kesrouani. Mais il y a plus; ayant travaillé sur l'éclosion d'une ville - ce qu'est un bidonville! - j'aime à penser qu'il y a comme le début d'une urbanité dans ma série dont les photos de Joe montrent une forme d'achèvement.

Carmen YAHCHOUCHI VULNERABLE VISITS 
L’artiste s’est introduite dans l’intimité de travailleurs, la nuit, dans les petits espaces alignés dans une des petites allées de Dawra à Beyrouth. 
"Pour dormir, par hasard pour rêver" William Shakespeare. Dans l'Hamlet "Pour être ou ne pas être", Shakespeare a comparé la mort à dormir et la possibilité d'une vie après la mort au rêve ; le rêve qui donnerait finalement la paix d'Hamlet et le refuge de ses ennuis dans le monde vivant

Irène JONAS – DORMIR, DIT-ELLE 
Au moment précis où les yeux s’ouvrent dans l’obscurité, on devine l’impossibilité à les  refermer, les quelques heures de sommeil semblent définitivement avoir fait fuir la fatigue. 
Peu à peu, on distingue les reliefs de la chambre, par la fenêtre on pourrait presque imaginer le lever du jour. Le lit si accueillant au moment du coucher se transforme en torture. On sait déjà qu’à part s’y tourner et retourner il n’offrira plus aucun abri... L’errance commence. Dans la maison tout dort. Parfois, il y a une certaine jouissance à arpenter, telle une ombre, les lieux silencieux et amicaux. “Pendant l’insomnie, je me dis, en guise de consolation, que ces heures dont je prends conscience, je les arrache au néant, et que si je les dormais, elles ne m’auraient jamais appartenu, elles n’auraient jamais existé”, écrivait Cioran. Et le bonheur pointe presque le bout de son nez à rester ainsi seule devant la fenêtre à écouter la nuit en scrutant l’ombre. Mais à d’autres moments, les visions se font cruelles réveillant de vieux démons que l’on croyait endormis et la nuit devient hostile. Aux portes de l’enfer, délaissés par le doux Dieu du sommeil Hypnos, on voit s’agiter les ailes menaçantes de son frère jumeau Thanatos. L’insomnie devient alors l’espace de tous les cauchemars, le fil du voyage à remonter le temps et à refaire l’histoire. Les images se bousculent, sombres et acérées. Angoisses, deuils, blessures, peurs que l’on croyait apaisés à la lumière du jour surgissent dans la pénombre en une farandole infernale.


Galerie de la Manufacture
Mar-sam 13h-18h
Entrée libre
www.fontaine-obscure.com
8/10 rue des Allumettes
Cité du Livre
13100 Aix-en-Provence
04 42 91 98 88

Article paru le mercredi 13 novembre 2019 dans Ventilo n° 437

Festival Phot’Aix

Objectif : Liban

 

Pour la dix-neuvième édition du festival Phot’Aix, la Fontaine Obscure livre un passionnant focus sur le Liban à travers une grande exposition Regards Croisés à la Galerie Zola de la Cité du Livre, en parallèle de Parcours thématiques dans une vingtaine de lieux de la ville.

  Onze photographes ont été réunis pour les Regards Croisés : l’invitée d’honneur Chaza Charafeddine et ses Maidames, ainsi que cinq photographes français en dialogue avec cinq de leurs pairs libanais — Clara Abi Nader & Arto Pazat, Ghaleb Cabbabe & Guillaume Amat, Joe Kesrouani & Jean Larive, Carmen Yahchouchi & Irène Jonas, Mazen Jannoun &Valérie Burnand Grimaldi. Centrées autour de la guerre civile et d’autres thématiques qui touchent particulièrement le Liban (l’urbanisme, l’identité, l’immigration ou encore la mémoire), ces images prennent parfois, au contact des clichés des artistes français, une dimension tout autre. Mention spéciale au dialogue des photographes Ghaleb Cabbabe et Guillaume Amat, qui jouent sur la multiplicité des points de vue et la question du cadre. En effet, dans la série Move to trash, Ghaleb Cabbabe confronte la réalité à l’image tronquée que l’on se fait du Liban, que ce soit en termes de paysage, de nourriture ou bien de vie nocturne. On retrouve dans ses photographies une main gantée tenant une image paradisiaque superposée à la réalité de ce qui se trouve derrière. L’artiste libanais nous donne ainsi à voir l’envers des décors de cartes postales et des clichés que l’on se fait du Liban en photographiant la réalité de la crise des ordures de 2015 et la destruction du paysage qui l’a suivie. Cette série résonne encore aujourd’hui par bien des aspects. Non seulement les montagnes de déchets s’accumulent toujours plus et saturent les décharges, mais peut-être faut-il y voir la pourriture qui détruit le pays, à savoir la corruption dénoncée par la population lors des manifestations en cours. Guillaume Amat questionne lui aussi l’acte photographique via le choix du cadre. L’artiste travaille sur la thématique des paysages français et nous donne à voir un champ visuel ouvert à l’aide d’un miroir disposé in situ. « Le miroir vient recomposer le paysage avec le hors-champ qui lui fait face, créant ainsi une double lecture », explique le photographe. Finalement, bien plus qu’un festival, Phot’Aix est avant tout une histoire de rencontres. Rencontre entre avec les photographes réunis sur un même projet, rencontre entre le spectateur et l’autre, rencontre entre l’ici et l’ailleurs…  

Fanny Bonfils

 

Festival Phot’Aix : jusqu’au 28/12 à Aix-en-Provence.

Rens. : www.fontaine-obscure.com