J + Backyard (V.O.)

Deux documentaires respectivement réalisés par Gaetano Liberti (Bosnie-Herzegovine/Italie - 2018 - 44') et Khaled Abdulwahed (Allemagne - 2018 - 26')

J
Au fin fond de la forêt, un homme vit seul dans sa petite maison blanche. Peut-être un faux solitaire, il n’a de l’ermite que la barbe d’ermite. Par ses habitudes, de même que par son activité de cartographe, il semble appeler malgré lui la présence d’un monde autre qui ouvrirait ou complèterait le sien. Cette apparition, Gaetano Liberti la filme au détour d’un simple changement de focale. Présence douce et silencieuse, elle apparaît assise juste derrière notre homme, comme si elle avait toujours été là. Déjà, ses yeux jouent. J serait l’histoire d’un souffle entre les branches et la preuve que le soleil n’aurait jamais disparu. C’est aussi une histoire de point de vue : à quelle distance regarder ces fragments de vie qui à eux seuls justifient la totalité des jours traversés ? La solitude est un rythme fragile ; ce rythme déréglé, les connexions se défont, d’autres se créent et le temps dévoile ses gouffres. Le calme des bouleaux filmés en noir et blanc à peine s’est-il diffusé qu’une boule de billard suivie par une caméra virevoltante nous attrape aussitôt l’œil. Au milieu de la nuit, inattendu, c’est le bleu tranchant d’une simulation de sous-marin qui surgit : d’autres espaces abstraits, peut-être vides, et qui pourtant fascinent notre personnage. Pour Gaetano Liberti, dont c’est le premier film, c’est le monde entier qui frissonne lorsque deux êtres se lient. L’ onde de choc s’étend sans jamais rechigner à dévoiler ses zones d’ombre et de déception. Lorsque les valeurs s’annulent, les regards s’oublient, J adopte un rythme nouveau mais inconscient : condition unique pour l’écriture de nos cartes intimes. (VP)

Backyard
Soit une photographie, prise en 1998 en Syrie, d’un champ de cactus, plante connue pour sa résilience. La guerre et ses dévastations sont passées par là. Du champ, jadis espace familier de Khaled Abdulwahed, il ne reste, apprend-on, que cette photographie. L’enjeu va consister à conjurer sa perte, rejouer son souvenir. A cela s’emploie Khaled Abdulwahed, opérant dans Backyard le passage de l’un à l’autre, de la lente  métamorphose de l’image jusqu’à la réactualisation, à moindre échelle, du lieu représenté. Geste dérisoire, modeste, essentiel qui se double ici de celui d’interroger la mécanique à l’œuvre.
Ainsi va se déployer tout le processus de reconstitution, dans le moindre détail, geste après geste, opération après opération, jusqu’à la touche finale. Mécanique de la destruction et de la reconstitution en échos à d’autres mécaniques, celle de la mémoire et de ses substituts, celles du film et de la reproduction, celle aussi, versant sombre, qui a conduit à la destruction du lieu représenté. D’un paysage à sa représentation, zoomer, mettre au point, scanner, développer convoquent ici hélicoptères, bulldozers et autres tanks qui labourent le sol.
Passage du temps et déplacements, de la Syrie à Berlin, du champ à l’arrière-cour à la pénombre éloquente, au fond laquelle se joue la reconstitution méticuleuse, précise mais miniature, du lieu qui se déploie sous nos yeux. Mais à distance, sans vouloir faire illusion, avec au loin l’écho de la ville, les bruits de pas et autres présences, ici et maintenant. Geste farockien, interrogeant la technique de l’image, de sa destruction et de sa mémoire, depuis son arrière cour en quelque sorte, comme l’indique le titre. (NF)

Villa Cosquer Méditerranée
Le mercredi 11 juillet 2018 à 18h30
5/6 €
www.fidmarseille.org
Esplanade du J4
13002 Marseille

Article paru le mercredi 4 juillet 2018 dans Ventilo n° 413

FIDMarseille 2018

FID back

 

La vingt-neuvième édition du FID, Festival International de Cinéma de Marseille, déploie une nouvelle programmation passionnante dans plus d’une douzaine de lieux de la cité phocéenne, et confirme, s’il était encore nécessaire, sa place incontournable parmi les festivals européens.

  L’un des festivals majeurs en France — dont peut s’enorgueillir d’ailleurs la cité phocéenne — a déroulé le programme de sa vingt-neuvième édition, qui transcende l’idée même de la diffusion cinématographique, devenant acteur d’une utopie historiographique de l’image en mouvement, durant laquelle le récit se crée à l’instant où il se découvre. Au fil des ans, le FID a non seulement (re)donné sens à l’acte même de montrer les films, par l’exigence dont il fait preuve, mais continue d’inscrire les œuvres dans l’environnement industriel de leur fabrication. Il y a là une forme d’acte (d’art ?) originel, un savoureux péché dont le cinéma s’est éloigné, et qui a cependant longtemps fait son essence. Se rendre au FID dépasse bien largement le seul plaisir cinéphilique, mais, prenant le contrepied de Walter Benjamin, achève une boucle en instillant magistralement le hic et nunc au cœur de chaque séance ancrée selon le philosophe dans la reproductibilité de l’image en mouvement. Une édition marquée cette année par trois figures tutélaires devenues sémiologiquement icônes : Isabelle Huppert, invitée du festival, la merveilleuse Edie Sedgwick — qui marqua les heures glorieuses de la Factory d’Andy Warhol — et feu le président du FID, Paul Otchakovsky-Laurens, dont le travail d’éditeur aura marqué en profondeur l’art littéraire. Impossible de dérouler ici une liste à la Prévert des cent cinquante invité.e.s de cette vingt-neuvième édition, mais citons Wang Bing, Luc Moullet, Jean-Pierre Beauviala, Pierre Creton ou Albert Serra, que nous aurons l’occasion de rencontrer au détour d’une projection. Les cent cinquante films présentés se répartiront au sein des diverses compétitions du festival, mais également lors des écrans parallèles et autres séances spéciales, à l’instar des années précédentes. Internationale, Française, Premier Film et GNCR, ces Compétitions proposent presque exclusivement des premières mondiales — l’une des conditions désormais incontournables pour avoir la chance d’être sélectionné au FID —, avec les nouveaux opus de Jorge León, Albert Serra, Peter Sant, Damir Cucic ou Véronique Aubouy, pour ne citer qu’eux. Le premier écran parallèle sera bien évidemment consacré à Isabelle Huppert, avec une vision kaléidoscopique de sa carrière le long de treize films triés sur le volet, dont les excellents Amateur d’Hal Hartley ou Passion de Jean-Luc Godard. De même pour Edie Sedgwick, dont nous aurons l’immense bonheur de (re)voir les Screen Test de Warhol et bien évidemment l’inoxydable The Chelsea Girls. La thématique « Livre d’image » explorera quant à elle les liens éminemment complexes et historiques entre la littérature — ou plus précisément le livre — et le cinéma. Une rencontre en lettre capitale, où il s’agit plus souvent d’écrire l’image que d’imager le texte. Citons par ailleurs « Make / remake », « Histoires(s) de portrait », la sélection musicale « We’re gonna rock him » ou « Les sentiers » comme autres pistes de découvertes cinéphiliques. Entre le FID Campus, le FID Lab ou les diverses tables rondes, cette nouvelle édition du festival laisse également une place importante à la question même du geste cinématographique, dans son long processus de création, pour une édition 2018 derechef pleine de promesses !  

Emmanuel Vigne

 

FIDMarseille : du 10 au 16/07 à Marseille. Rens. : www.fidmarseille.org