Climatic Species + Albertine a disparu

Deux films respectivement réalisés par Christiane Geoffroy (France - 2018 - 38') et Véronique Aubouy (France - 2018 - 34')

Climatic Species
Le cinéma, le documentaire, le cinéma documentaire, sont nés tout ensemble, on le sait, d’une stupéfaction et d’un désir de rendre cet émoi du monde tel qu’il est. De Lumière à Warhol, c’est la même enfance continuée, obtuse, entêtée à se contenter de regarder, d’admirer, de s’étonner. Mais il y a, faux jumeau de cette bouche bée, cinéma aussi, documentaire aussi, la pulsion scientifique, la volonté d’expliquer, celle de Marey, de Muybridge, qui se sert du cinéma pour pointer ce qu’on ne voyait pas avant lui, et le dire. Tension insoluble ? Se taire, admirer, et aussi montrer, expliquer ? Être ignorant et savant en même temps, est-ce possible ? Disons-le tout net, ce rêve, brechtien quoi qu’on en dise, est assez rarement accompli ; disons-le tout net, il est assez ardu. Il y faut autant de modestie en science qu’en matière de simplicité. Vite dit. C’est pourtant, non seulement le pari, mais la réussite flagrante de Christiane Geoffroy. Son film enseigne en même temps qu’il nous entraine dans l’épaisseur de l’ignorance comme préalable de l’observer. Son film fait entendre autant qu’il laisse voir. En clair, Climatic Species est fabriqué de maintes espèces, tissé de plusieurs fils. Il est le fruit de générations différentes, il est métissé, il s’avance dans l’avenir. N’est-ce pas ce dont tout le film, images et voix, tentent de nous faire prendre connaissance ? Que cet arbre, et cet autre, que ce scientifique, et cet autre, que cette ourse, et ce dessin de poisson à la craie, que le début du film et son « générique » de fin, forment la densité d’un buisson dont notre regard fait partie. (JPR)

Albertine a disparu
L’ Albertine, c’est bien sûr celle de Proust, d’Albertine Disparue – sixième tome de la Recherche, nommé parfois La Fugitive. L’adaptation littéraire est toujours un jeu risqué. S’attaquer au monument Proust encore plus. Qu’à cela ne tienne, Véronique Aubouy s’autorise bien des entorses : si nous restons en Normandie, le récit sera bref, situé de nos jours, et, surprise, la plupart du temps dans une caserne de pompiers. Là apparaît tout l’enjeu : se défaire de tout révérence et saisir Proust, aujourd’hui. La figure du narrateur ? Un pompier vieillissant, Jean, emplissant la vie de la caserne, au demeurant quelque peu assoupie, de son chagrin, de ses interrogations et de sa souffrance amoureuse. Au-delà du clin d’oeil à la flamme amoureuse et aux braises de la souffrance, s’ouvre la possibilité d’incarner toute l’épaisseur de ces situations que l’on croit parfois enfermées dans un passé révolu. Dialogues et situations empruntés au roman voisinent avec quelques bribes de conversations comme saisies au vol de la vie de la caserne. Mais sans naturalisme : atmosphère ouatée à la douceur mélancolique, voix sans éclats, jeu presque immobile des personnages, phrasés tout en subtilité ne cherchent pas à effacer le geste de lecture, que l’on sent affleurer. Du texte aux corps, ici des pompiers, là d’adolescentes dans une rue commerçante de province, s’instaure alors une sorte de lecture avec des images, l’espace d’une possible actualisation des mots dans un entre-deux, écho fantomatique du livre, de sa petite musique intérieure, qui hante le film comme Albertine la caserne et l’esprit de Jean. (NF)

Mucem - Auditorium
Le mercredi 11 juillet 2018 à 16h
5/6 €
www.fidmarseille.org
7 promenade Robert Laffont
13002 Marseille
04 84 35 13 13

Article paru le mercredi 4 juillet 2018 dans Ventilo n° 413

FIDMarseille 2018

FID back

 

La vingt-neuvième édition du FID, Festival International de Cinéma de Marseille, déploie une nouvelle programmation passionnante dans plus d’une douzaine de lieux de la cité phocéenne, et confirme, s’il était encore nécessaire, sa place incontournable parmi les festivals européens.

  L’un des festivals majeurs en France — dont peut s’enorgueillir d’ailleurs la cité phocéenne — a déroulé le programme de sa vingt-neuvième édition, qui transcende l’idée même de la diffusion cinématographique, devenant acteur d’une utopie historiographique de l’image en mouvement, durant laquelle le récit se crée à l’instant où il se découvre. Au fil des ans, le FID a non seulement (re)donné sens à l’acte même de montrer les films, par l’exigence dont il fait preuve, mais continue d’inscrire les œuvres dans l’environnement industriel de leur fabrication. Il y a là une forme d’acte (d’art ?) originel, un savoureux péché dont le cinéma s’est éloigné, et qui a cependant longtemps fait son essence. Se rendre au FID dépasse bien largement le seul plaisir cinéphilique, mais, prenant le contrepied de Walter Benjamin, achève une boucle en instillant magistralement le hic et nunc au cœur de chaque séance ancrée selon le philosophe dans la reproductibilité de l’image en mouvement. Une édition marquée cette année par trois figures tutélaires devenues sémiologiquement icônes : Isabelle Huppert, invitée du festival, la merveilleuse Edie Sedgwick — qui marqua les heures glorieuses de la Factory d’Andy Warhol — et feu le président du FID, Paul Otchakovsky-Laurens, dont le travail d’éditeur aura marqué en profondeur l’art littéraire. Impossible de dérouler ici une liste à la Prévert des cent cinquante invité.e.s de cette vingt-neuvième édition, mais citons Wang Bing, Luc Moullet, Jean-Pierre Beauviala, Pierre Creton ou Albert Serra, que nous aurons l’occasion de rencontrer au détour d’une projection. Les cent cinquante films présentés se répartiront au sein des diverses compétitions du festival, mais également lors des écrans parallèles et autres séances spéciales, à l’instar des années précédentes. Internationale, Française, Premier Film et GNCR, ces Compétitions proposent presque exclusivement des premières mondiales — l’une des conditions désormais incontournables pour avoir la chance d’être sélectionné au FID —, avec les nouveaux opus de Jorge León, Albert Serra, Peter Sant, Damir Cucic ou Véronique Aubouy, pour ne citer qu’eux. Le premier écran parallèle sera bien évidemment consacré à Isabelle Huppert, avec une vision kaléidoscopique de sa carrière le long de treize films triés sur le volet, dont les excellents Amateur d’Hal Hartley ou Passion de Jean-Luc Godard. De même pour Edie Sedgwick, dont nous aurons l’immense bonheur de (re)voir les Screen Test de Warhol et bien évidemment l’inoxydable The Chelsea Girls. La thématique « Livre d’image » explorera quant à elle les liens éminemment complexes et historiques entre la littérature — ou plus précisément le livre — et le cinéma. Une rencontre en lettre capitale, où il s’agit plus souvent d’écrire l’image que d’imager le texte. Citons par ailleurs « Make / remake », « Histoires(s) de portrait », la sélection musicale « We’re gonna rock him » ou « Les sentiers » comme autres pistes de découvertes cinéphiliques. Entre le FID Campus, le FID Lab ou les diverses tables rondes, cette nouvelle édition du festival laisse également une place importante à la question même du geste cinématographique, dans son long processus de création, pour une édition 2018 derechef pleine de promesses !  

Emmanuel Vigne

 

FIDMarseille : du 10 au 16/07 à Marseille. Rens. : www.fidmarseille.org