Climatic Species
Le cinéma, le documentaire, le cinéma documentaire, sont nés tout ensemble, on le sait, d’une stupéfaction et d’un désir de rendre cet émoi du monde tel qu’il est. De Lumière à Warhol, c’est la même enfance continuée, obtuse, entêtée à se contenter de regarder, d’admirer, de s’étonner. Mais il y a, faux jumeau de cette bouche bée, cinéma aussi, documentaire aussi, la pulsion scientifique, la volonté d’expliquer, celle de Marey, de Muybridge, qui se sert du cinéma pour pointer ce qu’on ne voyait pas avant lui, et le dire. Tension insoluble ? Se taire, admirer, et aussi montrer, expliquer ? Être ignorant et savant en même temps, est-ce possible ? Disons-le tout net, ce rêve, brechtien quoi qu’on en dise, est assez rarement accompli ; disons-le tout net, il est assez ardu. Il y faut autant de modestie en science qu’en matière de simplicité. Vite dit. C’est pourtant, non seulement le pari, mais la réussite flagrante de Christiane Geoffroy. Son film enseigne en même temps qu’il nous entraine dans l’épaisseur de l’ignorance comme préalable de l’observer. Son film fait entendre autant qu’il laisse voir. En clair, Climatic Species est fabriqué de maintes espèces, tissé de plusieurs fils. Il est le fruit de générations différentes, il est métissé, il s’avance dans l’avenir. N’est-ce pas ce dont tout le film, images et voix, tentent de nous faire prendre connaissance ? Que cet arbre, et cet autre, que ce scientifique, et cet autre, que cette ourse, et ce dessin de poisson à la craie, que le début du film et son « générique » de fin, forment la densité d’un buisson dont notre regard fait partie. (JPR)
Albertine a disparu
L’ Albertine, c’est bien sûr celle de Proust, d’Albertine Disparue – sixième tome de la Recherche, nommé parfois La Fugitive. L’adaptation littéraire est toujours un jeu risqué. S’attaquer au monument Proust encore plus. Qu’à cela ne tienne, Véronique Aubouy s’autorise bien des entorses : si nous restons en Normandie, le récit sera bref, situé de nos jours, et, surprise, la plupart du temps dans une caserne de pompiers. Là apparaît tout l’enjeu : se défaire de tout révérence et saisir Proust, aujourd’hui. La figure du narrateur ? Un pompier vieillissant, Jean, emplissant la vie de la caserne, au demeurant quelque peu assoupie, de son chagrin, de ses interrogations et de sa souffrance amoureuse. Au-delà du clin d’oeil à la flamme amoureuse et aux braises de la souffrance, s’ouvre la possibilité d’incarner toute l’épaisseur de ces situations que l’on croit parfois enfermées dans un passé révolu. Dialogues et situations empruntés au roman voisinent avec quelques bribes de conversations comme saisies au vol de la vie de la caserne. Mais sans naturalisme : atmosphère ouatée à la douceur mélancolique, voix sans éclats, jeu presque immobile des personnages, phrasés tout en subtilité ne cherchent pas à effacer le geste de lecture, que l’on sent affleurer. Du texte aux corps, ici des pompiers, là d’adolescentes dans une rue commerçante de province, s’instaure alors une sorte de lecture avec des images, l’espace d’une possible actualisation des mots dans un entre-deux, écho fantomatique du livre, de sa petite musique intérieure, qui hante le film comme Albertine la caserne et l’esprit de Jean. (NF)
Emmanuel Vigne