Une-annee-sur-l-Altipiano

Une année sur l’Altipiano, 1916-1917 par la Cie Ma voisine s’appelle Cassandre

Enfer et contre tous

 

Nanouk Broche met en scène trois femmes pour raconter l’horreur de la Guerre de 14-18. Perché dans les Alpes italiennes, Une année sur l’Altipiano revient brillamment sur les pas de l’homme politique et écrivain Emilio Lussu tout en jouant finement avec les genres.

 

Ecrivain, fondateur de l’autonomiste Parti sarde d’action, ministre à la sortie de 39-45, officier… le Sarde Emilio Lussu aura lutté toute sa vie contre le fascisme qui gangrenait son pays et une partie de l’espace européen. Après s’être engagé dans l’armée de réserve à la sortie de ses études en 14, il sera envoyé au front deux ans plus tard sur le plateau d’Asiago pour empêcher les Autrichiens de gagner du terrain. Il verra alors l’enfer de ses yeux.
Vingt ans plus tard, après avoir miraculeusement survécu, il décide de mettre cette parenthèse de sa vie sur papier et en tire le chef-d’œuvre Les Hommes contre. En 2015, un siècle est passé et le livre, qui a même fait l’objet d’une adaptation cinématographique, constitue toujours un précieux témoignage d’une grande valeur littéraire. Interprété de front par trois jeunes comédiennes, il prend une toute autre dimension. Une performance qui, tout en restant fidèle à la clarté du récit et à son réalisme viscéral, n’en demeure pas moins transposée, rappelant par là-même en filigrane le pouvoir transgressif du geste théâtral. Dans une scénographie des plus minimales (pas de décors, pas ou très peu de costumes), Maude Buinoud, Maellis Cam (en alternance avec Sofy Jordan) et Marie-Pierre Hoareau endossent les rôles de soldats, officiers ou colonels croisés par Lussu. Se tenant tour à tour à terre ou sur une table de fortune pour scruter les ennemis de la montagne d’en face. Elles courent, chantent, boivent et parlent fort, enchaînent les phases d’assauts en chœur ou de repos, avec humour aussi. Insufflant par là-même de belles phases de décrochage, dans la marge avec justesse, comme pour symboliser ces jardins secrets que l’homme (ou la femme donc) développe inconsciemment pour supporter le drame du réel. A en voir la fluidité et la richesse du texte (imaginez-vous avoir à comprendre tous les us et coutumes de la hiérarchie militaire italienne de l’époque), en croquant de véritables personnages décalés ou conscients (jusqu’à Lussu lui-même, tour à tour joué par les trois comédiennes), et de par sa proximité avec le public, cette prouesse ne tient qu’à un fil. Cristallisant derrière les apparences des enjeux multiples, le spectacle est ici le fruit d’un travail de longue haleine. Jusqu’à épuisement même, les traits tirés, comme pour mieux se mettre dans la peau de tous ces pauvres bougres que la folie militaire condamne. Un siècle plus tard, donc, la puissance d’une pareille interprétation interpelle tant cet épisode infernal, tout en décimant les peuples européens, a redessiné la société dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui.

Jordan Saïsset

 

Une année sur l’Altipiano, 1916-1917 par la Cie Ma voisine s’appelle Cassandre, d’après Emilio Lussu : le 7/05 au Théâtre du Golfe (La Ciotat).
Rens. : 06 75 91 50 34 / www.laciotat.com