© Richard Baquié

Richard Baquié – Déplacements à l’Hôtel des Arts de Toulon

La fin d’un monde…

 

Les amoureux de Richard Baquié auront attendu trente ans pour une rétrospective digne de ce nom consacrée à l’artiste prodigue de la cité phocéenne. Il nous laisse une œuvre immense, innovante et déroutante par des assemblages et des matériaux incongrus, au service de mots dont la mélancolie nous laisse, encore aujourd’hui, sans voix.

 

« Marseille serait donc intemporelle et y vivre, ne pas exister… » Richard Baquié

 

Il nous faut remercier ici Ricardo Vasquez (conservateur en chef de l’Hôtel des Arts de Toulon) et Jean-François Chougnet (président du Mucem) puisque, contre toute attente, l’exposition se tient à Toulon et non pas à Marseille. Pourquoi, depuis 1998, date de l’exposition posthume qui se déroulait dans l’atelier de l’artiste, n’y a-t-il jamais eu de rétrospective Richard Baquié au MAC ? La question demeure sans réponse convaincante… Ce rendez-vous nous permet cependant quelques mots pour Axelle Galtier, directrice de la galerie OÙ, qui n’a de cesse de défendre et de rappeler la place qu’occupe l’artiste sur la scène artistique internationale. En témoigne le rendez-vous auquel elle nous convie chaque année pour le Printemps de l’Art Contemporain, sur les vestiges de l’œuvre L’Aventure dans les quartiers Nord de Marseille.

Comme son titre l’indique, l’exposition est pensée autour de la notion de déplacement, arc-boutant du travail de l’artiste : « Voir le développement de mon travail autour des notions de liquide et de doute, de la contradiction et de la conscience sociale, de la mémoire et celle, plus sculpturale d’espace, de durée, du déplacement et de la projection. »

À l’instar de Richard Deacon, Richard Baquié « ne sculpte pas, ne modèle pas, il fabrique » des sculptures que l’on assimile à des machines. La plupart sont animées, en mouvement ; aujourd’hui, on dirait qu’elles sont multimédias puisque plusieurs médiums de diffusion entrent en jeu : projections en super 8, diffusion d’une musique sur tourne-disque, journaux lumineux défilants à LED comme ceux des Truismes de Jenny Holzer, pompes électriques, moteurs de ventilateurs…

Dans la lignée d’Allan Kaprow, ou de Robert Rauschenberg, Richard Baquié fabrique avec ce qu’il trouve, dans la belle tradition baudelairienne de l’artiste chiffonnier. C’est avec des objets usés, matière première de ses œuvres, qu’il sculpte le paradoxe d’une époque dans toute sa désespérance et dans toute sa poésie. Cette beauté de fin d’un monde, qui rappelle celle des Ailes du Désir de Wenders, Baquié l’exprime par l’écriture, qui tient une place prépondérante dans son travail en tant que forme de la sculpture elle-même, comme dans les pièces Morphogène (1990) ou dans la série des Fixer (1994). Des lettres soudées, boulonnées, pliées, découpées sur des images de Marseille. Des phrases manuscrites sur des papiers scotchés et des titres qui sonnent comme des aphorismes de Cioran : Ne rêve pas, Machine à caniveau, L’Amour c’est l’aventure, Un jour ici ou là, Intégrale des chemins… Ou, plus littéraires, à la Modiano : Autrefois il prenait le train pour travestir son inquiétude en lassitude, Que reste-t-il de ce que l’on a pensé et non dit ?… Baquié met l’éloquence d’un propos désabusé au service d’une esthétique que lui-même et ses confrères nommèrent, non sans malice, le garagisme, mouvement de la sculpture des années 80-90 issu du cambouis, de la ferraille…

« Mes machines sont ridicules ou alors elles sont belles, mais elles ne servent à rien » Jean Tinguely

Les machines de Richard Baquié, cadettes de celles de Jean Tinguely, n’ont plus rien de dadaïste, ni d’utopique. Elles ont perdu leur joie de vivre et ne font plus rire personne. Le crash pétrolier et la crise économique ont fini d’achever les paradigmes promis par l’industrialisation, la vitesse et la robotisation qui fascinaient dans les années 60 mais commençaient à expliquer les courbes montantes du chômage dans les années 80. A posteriori, on peut presque voir dans les carcasses de bagnoles la préfiguration d’un monde qui se recouvre de poubelles. Elles illustrent un no futur et un rien à foutre qui siéent au bel agélaste ((Terme inventé par Rabelais. Du grec « a » privatif et « gelos » qui signifie rire. Se dit de celui qui ne rit pas ou qui n’a pas le sens de l’humour.) qu’était Richard Baquié. Même s’il s’en défendait, il plane sur son travail une nostalgie évidente, des couches de nostalgie qui se superposent… Celui qui regarde aujourd’hui une œuvre telle que Tout projet commence par une histoire (1985) fait l’expérience de l’irréversibilité du temps et pénètre « le charme d’un passé irréversible qui inquiète la conscience autant qu’il l’envoûte » (Vladimir Jankélévitch) L’œuvre, réalisée dans les années 80, fait référence au années 60 et à l’Italie. Elle évoque la dolce vita, le cinéma italien, avec comme fond sonore la ritournelle de la chanson populaire Come Prima, associée au son du projecteur super 8, déjà exotique dans les années 80.

Regarder une œuvre de Baquié dans les années 80 et trente ans plus tard est sans doute une expérience sensiblement différente. Tout nous semble désormais désuet, jusqu’au modèle des voitures ou des wagons auxquels Baquié arrachait une portière, ou les journaux à LED défilants qui n’ont plus court aujourd’hui que dans les musées d’art contemporain. L’œuvre de Baquié est intrinsèquement anachronique, en ce qu’elle représente un passé « qui ne cesse de travailler » dans le présent, comme le dirait George Didi-Huberman.

« Suis-je un artiste terroriste ou un terroriste artiste ? », se demandait Richard Baquié, reprenant la formule de Godard qui affirmait en 1968 « Ne pas vouloir faire de films politiques mais faire des films politiquement. » Les deux artistes partagent la même idée d’une forme qui pense et ne se cantonne pas à la représentation. Quand Baquié se frotte au réel et installe en 1987, à la demande du ministère de la Culture et de la ville de Marseille, son œuvre L’Aventure en plein cœur de la cité des Cèdres (Malpassé), il s’agit plus d’un enjeu intellectuel et politique qu’une réflexion formelle ou d’un acte de sculpteur. L’œuvre réunit les lettres du mot « L’Aventure » découpées dans du métal, associées à une fosse dans laquelle est déposée une voiture BMW, découpée elle aussi et sur le pare-brise de laquelle a été sablé le mot « désir ». Un panoramique de Marseille ceint le bloc de béton transformé en fontaine qui cerne toute l’installation. Les habitants se sentiront sûrement étrangers à la proposition, certains y auront même peut-être vu une malicieuse provocation quant à l’abandon d’une voiture qui fait défaut à la moitié des gens vivant dans ce quartier très défavorisé. L’œuvre sera détériorée, puis retirée, et la fosse dans laquelle dort la voiture, bétonnée. Une médiation aurait peut être pu sauver l’installation, mais la volonté fut d’enterrer cette histoire, au sens propre comme au figuré. L’Aventure posait la question de la pérennité de l’œuvre mais surtout du rapport de l’art avec des populations non initiées, dont les préoccupations semblent empêcher son accès. Elle rappelle aussi la nécessité de l’enseignement artistique prodigué dans tous les établissements scolaires. Non sans une certaine amertume, Richard Baquié commentait l’expérience : « Ici, il y avait une sculpture agissante faite d’éléments beaucoup trop beaux pour être mérités, où les sens invoqués renvoyaient l’utilisateur à lui-même et à sa condition. » Toute l’aventure de L’Aventure est retracée dans l’une des salles de l’exposition. Une autre salle est dédiée aux Intégrales, collages et assemblages (comme dans sa sculpture) de petits morceaux de photographies agrandis. Baquié invente des paysages qui n’existent nulle part.

Disparu à seulement 44 ans, Richard Baquié a connu une ascension fulgurante. Très rapidement, il parcourt le monde et doit répondre, dans les années 90, aux nombreuses invitations de la Documenta de Kassel en 87. Il est présent dans toutes les collections institutionnelles françaises et marque son époque d’une œuvre qui la décrit singulièrement. Michel Enrici en parlait en ces termes à l’occasion de l’exposition d’Amore mio en 1985 au Musée d’Art Contemporain de Marseille : « Richard Baquié a organisé le 16 décembre à l’Arca un espace cathartique. La dramaturgie autant que la sculpture étaient présentes ce soir-là et ce que nous avons vu tenait du miracle. […] Ce ne pouvait être la sculpture que nous aimions mais plutôt la somme des récits qu’elle mettait en branle et la cohorte de sensations qui les accompagnait. »

 

Céline Ghisleri

 

Richard Baquié – Déplacements : jusqu’au 7/05 à l’Hôtel des Arts de Toulon (236 Boulevard Général Leclerc).
Rens. : 04 94 91 69 18 / www.hdatoulon.fr