Trust © Thomas Fourneau

Retour sur Trust de Falk Richter par la Cie La Paloma au Théâtre Joliette

Ultra moderne solitude

 

En accordant une confiance sans borne à l’argent — dont la valeur fluctue pourtant à chaque instant —, une frange de la population mondiale a fini par perdre définitivement ses repères. Falk Richter, l’un des auteurs-metteurs en scène allemands les plus reconnus de notre époque, a fictionnalisé (ce qui nous paraissait déjà irréel) cet état de fait en 2009 dans Trust. Pendant quinze jours, le Théâtre Joliette en proposait une adaptation vivifiante mise en scène par Thomas Fourneau.

 

Ce spectacle est une plongée vertigineuse dans la Cage de fer, « concept sociologique forgé par Max Weber, qui se réfère à l’augmentation de la rationalisation inhérente à la vie sociale, particulièrement dans les sociétés occidentales capitalistes. » (source : Wikipédia)
Tout débute sur une piste de danse électro branchée, où les corps se donnent frénétiquement à voir, jusqu’à épuisement. Un panel idéal de la classe moyenne active occidentale : hommes et femmes blanc.he.s, 20/50 ans. « Si je ne parlais pas, ça ne changerait rien, si je parlais, ça ne changerait rien, je ne pense plus rien de ce que je dis » : l’entrée en matière est abrupte, aveu insolent d’un acteur qui ne sait plus comment prendre la parole, première mise en abyme de nos paradoxes contemporains. Il y en aura d’autres. Comment prétendre aimer et savoir le faire quand l’obsession générale est au quantifiable ? Quel état des lieux fait-on face à nos idéaux adolescents ? « Je voulais changer le monde, et puis je me suis promenée et je me suis perdue », déclare l’actrice Marion Duquenne tandis que ses partenaires de jeu la manipulent comme un automate, symbolisant l’emprise inconsciente d’une société ultra libérale. En prônant chaque jour un peu plus la liberté individuelle, on pathologise le rapport des êtres humains à l’idée même de liberté. La dextérité et l’hyper contrôle avec lesquels les comédiens manipulent le texte résonnent en analogie avec les discours abscons sur l’économie de marché, qui laissent sur le bord de la route bon nombre de non avertis. Les trajectoires de corps, chorégraphiées par Hélène Rocheteau, redessinent à l’infini de nouveaux espaces dans ce monde impermanent. La dramaturgie assurée par Rachel Ceysson met en lumière l’interchangeabilité des rôles. On ne sait plus qui parle à qui, ni ce qu’il a vraiment à dire. À l’image de cette société aseptisée, aucune faille affective ne traverse les figures représentées, nommées par leurs vrais prénoms mais anonymes, asexuées. Les baisers froids laissent chacun de marbre dans sa solitude. Quête vaine de sens, recherche d’une vérité de l’existence qui se perd dans le marasme mercantile. La mise en scène, savamment orchestrée sous forme de tableau, articule le fond et la forme sans jamais laisser retomber la tension dramatique. Ici, le temps c’est de l’argent, et rien ne se perd, tout se transforme : les corps, le mobilier, les mots. Pour Richter, comme pour La Paloma qui s’empare de ce texte, il s’agit d’une critique ouverte mais désœuvrée sur ce monde qui croît chaque jour sous nos yeux impuissants. « La “cage d’acier” agit comme un piège pour les individus qui sont oppressés ou paralysés par un système bureaucratique basé sur le calcul et le contrôle. » Le constater est une chose, à nous de transformer l’essai.

 

Suzanne Micha

 

Trust de Falk Richter par la Cie La Paloma était présenté du 8 au 18/11 au Théâtre Joliette.

Pour en savoir plus : www.facebook.com/Cie-La-Paloma-229639367123086/