es Deux Vies de Baudouin de Fabien Toulmé

Rencontre BD du Festival d’Aix – La solitude dans nos sociétés modernes

Il faut être trois pour parler de solitude

 

Parmi les Rencontres du 9e Art à Aix-en-Provence, la dimension de « solitude dans nos sociétés modernes » a été discutée autour d’œuvres récentes en présence de leurs auteurs.

 

Qu’est-ce qu’être seul ? Être célibataire, sans ami, sans famille ? La solitude est donc un état qui peut être réel ou perçu sous différentes formes, et qui peut durer ou pas. Les Deux Vies de Baudouin de Fabien Toulmé, Ville avoisinant la terre de Jorj A. Mhaya, et Le Temps des sauvages de Sébastien Goethals sont trois bandes dessinées assez éloignées par la forme et, apparemment, par le fond, ne serait-ce que parce qu’aucune d’entre elles ne revendique de parler de solitude.

Chez Fabien Toulmé, le terne parisien précède la lumière de Kotonou. Les différences de ton marquent l’avant et l’après Baudouin, la tristesse d’un travail subi avant qu’un événement malheureux ne donne à ce juriste trentenaire l’opportunité de revivre. Le thème abordé est avant tout celui de la vie pour laquelle nous pourrions croire, à tort, être programmés. Pour autant, la solitude s’insinue effectivement chez Baudouin : celle de l’être humain face à la maladie, de l’employé face au travail dénué de sens, et d’un présent subi face à un passé rêvé.

C’est dans un registre plus kafkaïen que nous emmène Jorj A. Mhaya avec des lavis de noir et blanc (dégradés de gris obtenus par dilution de l’encre) pour décrire le basculement de la vie de l’assureur Farid Tawil lorsqu’il découvre que sa maison a disparu, que le maire se déguise en Batman pour manipuler les habitants et que des meutes de pauvres gens se battent pour quelques heures de travail. Les rencontres dérangeantes que fait le protagoniste représentent métaphoriquement ses (mauvais) choix de vie. Pourquoi être assureur quand l’on souhaitait être sculpteur ? La ville s’apparente à l’Hotel California des Eagles. Quand Farid essaie d’en sortir, ses précédentes décisions qui ont ancré sa vie actuelle le ramènent à la ville. On se sent bien seul dans cette ville étouffante, symbole de choix déjà faits en guise de frontières du destin.

Une fois lu Le Temps des sauvages, on peut se dire que la perte de sens dans le travail et la difficulté à changer de cap dans nos sociétés consuméristes, avec toute la solitude psychologique et sociétale que cela génère, paraissent bien être le fil d’Ariane reliant ces trois bandes dessinées. Dans ce récit d’anticipation, un modeste cadre dédié à des missions de surveillance doit faire face à quatre loups voulant venger la mort accidentelle d’une employée en bas de l’échelle : leur mère. Scènes d’action et réflexions discutées en cases sur le travail, le progrès, l’amour ou la fraternité s’enchaînent sous le trait réaliste de Sébastien Goethals. À nouveau, les personnages principaux ont toutes les raisons de se sentir seuls. L’isolement de l’être est partout. Que ce soit face à l’absence de justice ou au pouvoir de l’argent, quand on écoute deux directeurs de multinationales expliquer que le plus grand talent de l’homme est de savoir contrôler le système.

Et si la seule manière de survivre à l’ère du tout technologique et du grand capital était de revenir à un « état primitif » ? Telle est la question que semble poser l’auteur en mettant en scène ces loups dont la survie est liée à leur fraternité. À la différence de Fabien Toulmé ou Jorj A. Mhaya, l’auteur nous livre toutefois une vision plus cynique, dans laquelle quitter la solitude ne permet pas forcément de mettre au présent un passé rêvé ; d’où l’adage selon lequel il vaut mieux être seul que mal accompagné.

Paradoxalement, il faut pourtant l’autre pour être seul, un frère pour le héros de Toulmé ou trois chez Goethals, et un ami chez Mhaya. Comme l’énonce le philosophe Emmanuel Levinas : « Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres… Je touche un objet, je vois l’autre. Mais je ne suis pas l’autre. Je suis tout seul. » La solitude engage une certaine responsabilité, puisqu’elle ne se vit pas sans autonomie. Robinson Crusoé doit savoir chasser, cueillir, faire du feu pour survivre. Il est pourtant bien heureux de trouver un compagnon en la personne de Vendredi. Il n’est donc pas si facile d’être réellement seul.

L’avènement des sociétés modernes ne va pas arranger les choses. Quand les dérives du capitalisme conduisent à des inégalités sociales qui isolent les plus démunis, les sans emploi, le marketing réussit le tour de force de créer des besoins et de pointer du regard les enfants qui ne possèdent le dernier jouet à la mode. Finalement, la solitude n’a jamais autant touché de monde qu’aujourd’hui. Avec le burn out (épuisement professionnel), et maintenant le bore out (ennui professionnel excessif), plus besoin de partir sur une île déserte ou d’être au chômage, le travail se charge de nous isoler en nous renfermant sur nous-mêmes. Ainsi, on ne remerciera jamais assez le pouvoir de la bande dessinée, qui tisse des liens entre images et cerveau. Pour mieux nourrir nos réflexions.

 

Guillaume Arias

 

Les Rencontres du 9e Art se poursuivent jusqu’au 28/05 à Aix-en-Provence.
Rens. : www.bd-aix.com

Dans les bacs :

– Fabien Toulmé – Les Deux Vies de Baudouin (Delcourt)

– Jorj Abou Mhaya – Ville avoisinant la terre (Denoël)

– Sébastien Goethals – Le Temps des sauvages (Futuropolis)