Michèle Sylvander – A mon retour, je te raconte © Laure Mélone

Michèle Sylvander – A mon retour, je te raconte

Traces dominantes

 

L’exposition de Michèle Sylvander au Château de Servières ravive les souvenirs, les bons comme les mauvais, et n’épargne à personne l’introspection. Elle permet une expérience personnelle qu’il sera pourtant primordial de pouvoir partager…

 

« L’expérience esthétique est saisie sous l’angle d’un processus où chacun insère sa précompréhension et “ses attentes” concrètes correspondant à l’horizon de ses intérêts, de ses désirs, des ses besoins et de ses expériences tels qu’ils sont déterminés par la société. » Hans Robert Jauss (1))
Michèle Sylvander crée des images, des photographies et des vidéos dans lesquels elle suggère, sans jamais le livrer entièrement au spectateur, quelque chose d’intime. Son travail s’étend également à l’installation, et au dessin. Tous ces supports sont prétextes à questionner l’altérité et dresser l’inventaire des postures qu’implique le fait de se proposer à autrui, en tant que personne, en tant qu’image, en tant qu’animal social selon la formule d’Aristote. Michèle Sylvander a notamment travaillé sur des questions de genre, celles liées aux statuts de la femme, et en règle générale, elle s’intéresse aux rapports que nous entretenons les uns avec les autres dans des contextes sociétaux, sexués, politiques, amicaux, et ceux plus intimes de la sphère familiale. Elle puise dans ses propres expériences, se mettant en scène dans de nombreux autoportraits, et utilise souvent des proches dans ses photographies. Elle part de l’infiniment personnel pour aller vers une universalité qui ne nous laisse jamais indemne…
L’exposition A mon retour, je te raconte est conçue comme une mise en abîme de nos propres histoires, à travers celles que raconte l’artiste… Il s’agit autant de faire remonter nos souvenirs à la surface de nos mémoires que les siens.
Les évocations de ses parents jalonnent l’exposition et nous replongent dans une période particulière : celle de la guerre d’Indochine où son père, militaire, est envoyé en mission. S’y mélangent des documents retrouvés dans les effets personnels de ses parents, point de départ d’un nouveau travail déjà entamé en 2013 à la GalerieofMarseille (La Répétition) et dont les prémices se trouvaient aussi dans son exposition au [mac] en 2002 (Un monde presque parfait). Objets artistiques et photos personnelles se mélangent et brouillent les pistes entre les statuts de l’œuvre d’art et sa subjectivité, de la photo de famille et du document d’archive qui fait la grande histoire. D’où qu’elle provienne, l’image demeure une trace qui sera transmise de génération en génération et sur laquelle s’inscrit notre mémoire, appartenant à la longue tradition des hypomnémata (2). Mais Michèle Sylvander n’est pas historienne et son propos dépasse la simple évocation d’un fait ou d’un évènement. C’est son regard qu’elle nous offre sur cet héritage pesant de la guerre, qui lui a été transmis à la fois par son histoire, ses souvenirs et ses photos de famille. Un héritage qu’elle brûle dans la vidéo Disparues et qu’elle réfute dans La Répétition, où un enfant rejette le jouet en forme de pistolet que l’adulte lui met dans les mains. Cet héritage, l’artiste ne le tait pas, mais elle le transforme et l’utilise comme la matière première de ses œuvres. Car ici, il est bien question de transmission, de répétition, de transformation et de reconstitution. Dans la série Un monde presque parfait, l’artiste transpose sa famille et celle de son mari, demandant à tous de rejouer les clichés pris par sa mère cinquante ans plus tôt. La répétition des scènes permet un nouveau regard et l’œil s’attarde d’avantage sur les punctums (3)) qui lui avaient échappé lors d’une première lecture… Les images, les photos sont les supports de l’anamnèse (4), tout comme les bruits des grilles du bas d’un immeuble qui rappellent à l’artiste les grilles des casernes militaires de son enfance Vue de l’extérieur, ou le tube des Platters qui tourne en boucle dans l’exposition quand, au détour d’une cimaise, on découvre le visage de sa mère s’abandonnant à ses souvenirs et fredonnant du bout des lèvres la chanson Only you.
L’exposition s’achève avec le film Pourquoi tu pars ? Question formulée par la petite fille qui s’interroge sur la vie d’un père souvent absent et à laquelle elle est aujourd’hui en mesure de répondre. Le film enchaine les photos prises en Indochine par son père : les gars de la caserne, les images d’Asie, les Vietnamiens… Des scènes plus dures nous ramènent à la difficile réalité des choses ; les belles images ne sont pas celles des vacances, mais ce qui reste de notre histoire. Elles nous impliquent, nous remuent, nous dérangent… En dépit de sa sobriété, le film est implacable : sans narration, il nous met face à hier et requiert instamment de se demander comment faire aujourd’hui vis-à-vis de cette histoire qui n’a de cesse de se répéter, elle aussi…

 

Céline Ghisleri

 

Michèle Sylvander – A mon retour, je te raconte : jusqu’au 11/07 à la Galerie Château de Servières (11-19 boulevard Boisson, 4e).
Rens. : 04 91 85 13 78 / www.chateaudeservieres.org

 

Notes
  1. Pour une esthétique de la réception (Gallimard, 1978 ou coll. Tel, 1990[]
  2. Les hypomnemata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc. []
  3. « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne. » Barthes Roland, La chambre claire. Note sur la photographie (Gallimard-Le Seuil, 1980[]
  4. Du grec : souvenir. Travail sur la mémoire, récit des antécédents.[]