Onomatopee (image de représentation) © Sanne Peper

Les compagnies flamandes envahissent la région

L’Interview
Jolente De Keersmaeker (Tg STAN) et
Peter Van den Eede (De Koe)

 

Occupant la scène belge depuis vingt-cinq ans, les compagnies flamandes tg STAN (1) et De Koe partagent les mêmes spécificités : organisées en collectifs, elles ont un sens particulier du jeu et n’emploient pas de metteur en scène. Si tg STAN s’est spécialisée dans les adaptations du répertoire et De Koe dans des créations maison, les projets communs ne manquent pas, de My Dinner with André (1998) à Onomatopée.
Rencontre à l’occasion de leur venue dans la région pour trois spectacles.

 

Pourquoi tgSTAN a-t-il choisi d’adapter La Cerisaie ?
Jolente De Keersmaeker :
Nous avons une longue histoire avec Tchekhov. Dès nos débuts en 1989, nous avons adapté ses pièces : Oncle Vania, les Trois Sœurs, Ivanov, Platonov… Pour nous, La Cerisaie était une quasi énigme, pas un drame dans le sens classique, mais une tragédie et une comédie en même temps. D’ailleurs, dans la tragédie la plus profonde, il y a toujours de l’humour. Toujours ! Autrement, on ne survit pas.
C’est incroyable de voir comment il touche vraiment l’humain en profondeur. Certaines choses faites par l’homme sont inexplicables, indéfinissables… Notre manière de travailler est simple : pendant quelques semaines, avec tous les acteurs qui vont participer, nous lisons plusieurs fois la pièce. A partir de là, nous nous posons toujours la même question : que veut-on dire ? Qu’est-il important de raconter aujourd’hui, maintenant, que ce soit en rapport avec la société, l’actualité du monde ou avec notre actualité privée ? C’est essentiellement intuitif, cela se ressent jusque dans nos corps. Frank (Vercruyssen) et moi donnons le premier élan et après, c’est la discussion collective préalable au choix de la pièce qui détermine tout. Le comédien doit savoir pourquoi il dit ce texte-là et pas un autre, pourquoi il joue cette pièce. C’est sa décision. Si je veux jouer cette pièce, ici La Cerisaie plutôt que La Mouette avec laquelle nous avons hésité, je dois convaincre les autres, c’est-à-dire les enflammer, qu’ils arrivent à avoir la même passion que moi pour la jouer. A nouveau, nous voulions faire une pièce avec un grand ensemble, comme ce fut le cas pour Les Estivants de Gorki. Nous sommes onze sur le plateau, dont cinq jeunes comédiens récemment diplômés de l’école de théâtre et d’autres reconnus en Flandre et aux Pays-Bas comme Bert Haelvoet et Robby Cleiren (NDLR : les acteurs déjantés du film La Merditude des choses de Felix Van Groeningen et aussi d’Alabama Monroe pour Cleiren), Nico Sturm, Minke Kruyver et, du tg STAN, Frank et moi.
Pour les derniers arrivés, c’était aussi un grand défi parce qu’ils devaient se mettre à nu, être vulnérables, dire ce qu’ils voulaient. Depuis le début, nous essayons de faire une démocratie, sans chef. Tout est discuté et réfléchi collectivement.

 

Pourquoi avoir créé Onomatopée ?
Peter Van den Eede :
C’est le fruit de la collaboration des compagnies flamandes et néerlandaises tg STAN, De Koe, Dood Paard et Maatschappij Discordia. Créée en 2007, la pièce est désormais adaptée en français. Nous avons inventé un style, très visuel. J’ai écrit une partie du texte et les monologues l’ont été par les comédiens qui les disent.
Damiaan (De Schrijver) a lu un livre sur les onomatopées et trouvait ça intéressant pour un spectacle. Nous nous sommes retrouvés pendant trois jours dans un hôtel d’Ostende et sommes partis d’un texte que j’avais écrit pour autre chose. Nous avons débuté ce travail de manière intuitive, en emmagasinant beaucoup d’idées. Damiaan a commencé à fantasmer sur des animaux… Finalement, nous n’avons gardé que 20 % de tout cela pour faire le spectacle. Il faut le voir comme on va visiter un musée, le savourer comme on savoure de la musique ou de l’art plastique. Car il n’y a pas d’intrigue, ni d’histoire. Et en même temps, le public s’amuse du début jusqu’à la fin. Ce sont cinq garçons de café qui, en cinq actes, donnent une leçon de langage. Il ne faut pas être effrayé par la forme, ne pas essayer de comprendre tout cela au moment même, mais faire la synthèse en rentrant à la maison.

 

Et My Dinner with André ?
PVdE :
La pièce a été écrite dans les années 70 pour le théâtre par un écrivain américain, Wallace Shawn, et le metteur en scène André Gregory. Ce récit semi autobiographique met en scène des confessions lues ou parlées. Nous sommes à table pendant trois heures et demie avec un cuisinier qui s’active sur scène. Nous l’avons montée la première fois en néerlandais en 1998 et en français au théâtre Bastille en 2005. Nous sommes repartis de la pièce de l’époque.

 

Quel rapport entretenez-vous avec le texte, qu’il soit écrit par vous ou par un auteur ?
JDK :
Nous gardons le texte intégral ! Dans le monologue de Trofimov, ma fille dit « Oui, vos ancêtres étaient des esclaves. » Nous n’avons pas modernisé le mot esclave. Pour nous, le public n’est pas stupide, tout ne doit pas lui être expliqué. Pour La Cerisaie, nous avons aussi tenu compte des didascalies de Tchekhov, qui sont très importantes, très précises, comme du texte. Ainsi, mon personnage fait des bises à tout le monde, y compris au serviteur. Le public pense que c’est une adaptation de notre part alors que ça a bien été écrit par Tchekhov, pour montrer qu’il n y a pas de barrière sociale. Après, nous pouvons bien sûr décider de suivre les didascalies ou pas.
PVdE : Nous avons cassé les codes du théâtre, cherché une manière de montrer qu’on est en train d’improviser, un peu comme si nous parlions à notre partenaire dans un café alors que nous jouons un texte écrit. C’est une façon de rendre les choses vraiment vivantes, qu’elles soient inventées dans l’ici et maintenant. Une combinaison entre l’hyper réalisme, le grotesque et la caricature, car de temps en temps, nous exagérons extrêmement.
L’autre élément important est de créer des liaisons, des interactions avec les spectateurs, pour devenir très performatif. Les spectateurs sont uniquement là parce qu’il y a des comédiens et les comédiens peuvent uniquement jouer parce qu’il y a les spectateurs, autrement, le jeu serait absurde. Damiaan et moi avons inventé quelque chose. Nous avons influencé beaucoup de compagnies et nos compagnies respectives. Avant cela, il y avait beaucoup plus de distance sur le jeu…

 

Les représentations sont-elles donc uniques à chaque fois ?
JDK :
Il y a une grande différence pour nous entre chaque représentation, mais pour le public, ce n’est peut être pas le cas car cela se joue dans des choses infimes et essentielles. C’est-à-dire l’articulation entre comment nous sommes ce jour-là et comment est le public.
Chacun doit être ouvert pour sentir ce qui se passe.
PVdE : Elle est différente et la même, ce sont toujours des paradoxes. Cela dépend aussi des spectateurs dans la salle, s’ils réagissent très fort ou peu, ça a beaucoup d’influence sur le jeu. Pour cette raison, nous ne pouvons pas fixer tout ce que ce l’on veut faire en amont et donc, on ne répète pas sur scène avant car nous ne pouvons pas anticiper comment les gens vont réagir. Le public est à la fois notre boussole et le vent. Comme sur un bateau, s’il n’y a pas beaucoup de vent, nous devons vraiment beaucoup travailler et s’il y en a beaucoup, c’est très agréable pour les comédiens. Mais s’il y en a trop, on peut aussi se perdre, il faut alors un peu fermer le jeu.

 

Pourquoi les Belges sont-ils adeptes du collectif artistique et pourquoi cela marche-t-il selon vous ?
JDK :
Ne croyez pas que de nouveaux collectifs se créent chaque jour en Belgique. Ma génération a été très influencée par quelques metteurs en scène ou groupes belges ou hollandais qui eux-mêmes étaient très inspirés par Brecht par exemple. Une sorte de liberté, quelque chose de très fort, une ouverture qui plaçait de nouveau le comédien au centre de tout. Nous n’avons pas de grands écrivains, c’est dommage d’un côté mais cela donne aussi une grande liberté. Pour nous, si on fait Anouilh, Molière ou Shakespeare, ce n’est pas quelque chose qui s’est déjà fait cent fois.
C’est peut-être un mouvement naissant chez vous mais il existe aussi. Il y a les Possédés, les Chiens de Navarre… En juin dernier, il y avait un festival Notre temps collectif au théâtre de la Bastille… Je trouve qu’il y a depuis dix ans une sorte d’ouverture en France.
P VdE : Il y a des compagnies qui travaillent comme ça, mais c’est une minorité. Pour nous, tout est parti de la compagnie hollandaise Discordia et de Matthias De Koning (aussi dans Onomatopée), qui était le professeur au conservatoire de Damiaan et des autres. C’est le grand-père du tg STAN. Dans le premier spectacle fait à l’école avec Matthias, il a essayé de les faire jouer sans les diriger. C’était du côté de Brecht.

Propos recueillis par Marie Anezin

  • La Cerisaie (de et avec Evelien Bosmans, Evgenia Brendes, Robby Cleiren, Jolente de Keersmaeker, Lukas de Wolf, Bert Haelvoet, Minke Kruyver, Nico Sturm, Scarlet Tummers, Rosa Van Leeuwen, Stijn Van Opstal et Frank Vercruyssen. Décor avec la complicité de Damiaan de Schrijver) était présentée du 3 au 5/11 au Théâtre de Nîmes et du 6 au 8/11 au Bois de l’Aune (Aix-en-Provence).

  • Onomatopée, de et avec Gillis Biesheuvel, Matthias De Koning, Damiaan De Schrijver, Willem De Wolf et Peter Van den Eede :

    • du 12 au 14/11 au Théâtre d’Arles (Boulevard Georges Clémenceau, Arles).
      Rens. : 04 90 52 51 51 / www.theatre-arles.com

    • du 19 au 21/11 au Bois de l’Aune (1 Place Victor Schoelcher, Aix-en-Provence).
      Rens. : 04 42 93 85 40 / www.agglo-paysdaix.fr

  • My Dinner with André, avec Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede : du 26 au 29/04/2016 au Théâtre du Merlan (Avenue Raimu, 14e).
    Rens. : 04 91 11 19 30 / www.merlan.org

Pour en (sa)voir plus : www.stan.be / www.dekoe.be

 

 

 

 

 

Notes
  1. STAN signifie S(top) T(hinking) A(bout) N(ames). Le collectif se compose de Jolente De Keersmaeker, Sara De Roo, Damiaan De Schrijver, Sigrid Janssens, Ann Selhorst, Renild Van Bavel, Veerle Vandamme, Frank Vercruyssen, Thomas Walgrave et Tim Wouters.[]