L’Aiglon d’Ibert et Honegger

L’Aiglon d’Ibert/Honegger à l’Opéra de Marseille

Le chant du cygne

 

En ces années d’espérance et d’alarme, L’Aiglon, opéra de Jacques Ibert et Arthur Honegger, communique au drame historique d’Edmond Rostand tout ce qui importe au génie lyrique de la France de 36. Dans cette œuvre, deux désastres nationaux palpitent et fulminent : l’un passé, l’autre à venir.

 

Si leur collaboration dut beaucoup aux hasards des circonstances, les deux compositeurs vont mettre au service de l’efficacité dramatique leurs aptitudes musicales respectives de sorte que le récit et son théâtre réalisent l’unité du regard. Dans le premier acte, Ibert s’attache à rendre l’atmosphère de la cour autrichienne où grandit le fils de Napoléon après la défaite et l’abdication (1). Son orchestration s’irise de motifs turbulents, frémissant sous de plus vastes dessins mélodiques. Il se réserve l’acte V pour lequel il emprunte les accents du sublime au romantisme hugolien qui avait inscrit la mort de l’Aiglon dans le martyrologe de la realpolitik. Les actes centraux sont confiés à l’architecture savante d’Honegger. Le compositeur transfigure les enjeux patriotiques à la manière d’une passion de Bach. Ses constructions sonores saisissantes progressent comme autant de stations sur le chemin de croix que fut la vie fantasmée du jeune prince. L’Aiglon connaîtra un succès éclatant lors de sa création le 11 mars 1937, jamais démenti depuis. Son format cinématographique (1h30) en fait une œuvre dense, percutante et accessible ; capable de séduire tous les publics par ses multiples dimensions.

 

D’une scène, l’autre…

La production de l’Opéra de Marseille réutilise son appareil de 2004 (mise en scène, décors, costumes, lumières…). Quelques fidèles auditeurs se souviennent peut-être de la puissance poétique qui résultait de cette synergie. Le spectacle a récemment triomphé à Lausanne sous la direction musicale de Jean-Yves Ossonce ; souvent requis à l’interprétation de la musique française sur les plus grandes scènes internationales, l’ex-directeur de l’Opéra de Tours tiendra également la baguette à Marseille.
Le rôle-titre est dévolu à la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac. Ce rôle travesti, dans le fil de la tradition baroque, s’ajuste aux inclinations de la chanteuse dont on connaît l’engagement auprès de ce répertoire. Sa silhouette juvénile, son timbre de velours et sa diction magistrale y feront merveille. Elle devra cependant accommoder un naturel sémillant qui ne peut seoir, sans composition, à l’aura fragile et dolente de l’Aiglon. L’arrière-petite-nièce de Francis Poulenc a toujours revendiqué la sincérité radicale de ses prises de rôle. Le ton juste qu’elle saura trouver pour incarner la musique d’Honegger, pilier du fameux Groupe des Six dont faisait parti son aïeul, compte déjà parmi les attraits substantiels de la distribution 2016.
Le baryton Franco Pomponi aura la tâche cruciale d’interpréter le machiavélique Prince Metternich. L’intensité de sa voix puissante, au spectre large, culminera dans l’humiliation impitoyable qu’il inflige à l’Aiglon à la fin de l’acte II.
Avec Marc Barrard, dont la faconde théâtrale et le registre aux graves marqués paraissent taillés tout exprès pour son rôle de vieux grognard, la boucle sera bouclée. Le baryton était déjà dans la distribution en 2004, puis a brûlé les planches à Lausanne en 2013 et revient vers le public marseillais, plus vrai que nature.

 

Un souffle épique…

On dit qu’au moment de mourir, les cygnes font entendre un chant admirable. C’est ainsi que les destins incandescents de Napoléon et de son fils, réunis par la légende littéraire, résonnent, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, dans cet opéra pour lequel l’épitaphe de Cocteau à la mort d’Honegger en 1955 semble sculptée : « Tes cendres sont brûlantes et ne refroidiront plus, même si notre terre a cessé de vivre. Car la musique n’est pas de ce monde et son règne n’a pas de fin. » Les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser (2) ont choisi d’éclairer frontalement la précarité de l’humaine condition de l’Aiglon dans sa formulation la plus biblique : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Cynisme des affaires publiques, oblation expiatoire du vaincu et allégorie nationale se confondent ainsi dans une icône d’une bouleversante beauté intemporelle qui a installé durablement cette production phocéenne dans le répertoire.

Roland Yvanez

 

L’Aiglon d’Ibert/Honegger : du 13 au 21/02 à l’Opéra de Marseille (2 rue Molière, 1er).
Rens. : 04 91 55 14 99 / opera.marseille.fr

 

 


 

L’Aiglon – Histoire et légende

 

Quand il naît en 1811, le fils de Napoléon 1er et de Marie Louise d’Autriche est un enfant très attendu, destiné à fonder la dynastie impériale. Gravures, médailles, peintures allégoriques célèbrent sa naissance. Mais les années glorieuses seront de courte durée. En 1814, après la défaite, l’abdication et le départ de Napoléon à l’Ile d’Elbe, l’enfant et sa mère rejoignent la cour de Vienne dans le bagage des vainqueurs. Son grand-père, l’Empereur d’Autriche, lui témoignera une réelle affection. Il lui accordera le titre de duc de Reichstadt et l’éducation due à son rang. Pourtant, sa situation demeure ambiguë car il reste, malgré lui, un enjeu politique dans le contexte troublé de la restauration monarchique en France et du délicat équilibre des puissances européennes sur lequel le chancelier autrichien Metternich exerce sa rigide vigilance. Le jeune homme décède de tuberculose en 1832, à l’âge de vingt-et-un ans, mettant fin aux craintes des uns, aux espoirs des autres.
La légende n’aura pas attendu sa mort pour s’emparer de son image. En 1829, le poète satyrique Barthélemy brosse dans Le Fils de l’homme le portrait d’un jeune prince diaphane qui s’étiole, coupé de ses racines françaises. En 1852, Victor Hugo publie son poème Napoléon II dans lequel il peint l’image sacrificielle d’un « Pauvre oiseau chantant dans l’écume, sur le mât d’un vaisseau perdu. » Il déclare « L’Angleterre prit l’aigle et l’Autriche l’aiglon » ; la légende romantique prend son envol, l’opposition du poète avec Napoléon III est consommée. En 1900, la pièce éponyme d’Edmond Rostand file la métaphore sur fond de rivalité franco-germanique. L’actrice Sarah Bernhardt en fait vibrer les accents patriotiques. En 1936, Henri Cain adapte le drame de Rostand pour l’opéra d’Honegger et Ibert dans un contexte de tension extrême avec l’Allemagne nazie. Le retour des cendres du Duc de Reichstadt aux Invalides, ordonné par Hitler en 1940, marque la dernière manipulation politique de la courte et paradoxale existence du fils de Napoléon.

RY

 

Notes
  1. Voir ci-dessus[]
  2. Réalisation : Renée Auphan[]