Les corps et les désirs

Instants Vidéo à la Friche La Belle de Mai

Un Taïwan nommé désir

« Souvent, on nous dit qu’on a un engagement politique fort. On répond qu’on a un engagement poétique. » Directeur artistique des Instants vidéo, Marc Mercier a placé la vingt-septième édition du festival sous le signe de la libre circulation des corps et des désirs. Focus sur les deux expositions présentées à la Friche.

 

Schizophrenia Taïwan 2.0

Taïwan ou la cristallisation des schizophrénies contemporaines. A travers quatorze installations multimédias, des artistes taïwanais nous parlent à leur façon d’un pays où les contrastes deviennent névroses, révélant par là même nos propres aliénations. Exposées dans la pénombre, assorties de nappes sonores puissantes et délibérément dérangeantes, les œuvres symbolisent le vide qui nous habite, l’absence de sens, la crise économique, la corruption, l’impuissance politique, la drogue, l’alcool… On reste tout de même bien loin des clichés car au-delà d’un message, c’est la forme qui parle, la communion entre fond et forme donnant tout son sens à l’art vidéo. Marc Mercier a dialogué pendant deux ans avec les commissaires de l’exposition qui, après Linz, Berlin, Paris ou encore Londres, renait à Marseille, chaque lieu représentant un nouveau défi scénographique.

> Jusqu’au 30/11 sur les plateaux 2 et 3 de la Tour-Panorama

 

Des Corps et des Désirs

Contrairement aux éditions précédentes où la thématique se dégageait naturellement des œuvres présentées, l’exposition s’inscrit cette année dans une thématique clairement définie en amont. Marc Mercier : « C’est la première fois que dans l’appel à projet est indiqué un titre. Mais en même temps, ce n’est pas une thématique à laquelle il faut absolument répondre, surtout quand on parle des corps et des désirs, c’est sujet à interprétation. Néanmoins, on avait quelques indications données aux artistes : la fermeture des frontières européennes. » Dix-huit installations issues de tous les continents, traduction d’un langage universel, arrivent à toucher avec intelligence et sensibilité, métamorphosant des colères en art. A l’image de Prière à la mer d’Alexandra Montsaingeon, dans laquelle une femme joue dans son bain avec des petits bateaux rouge en papier qu’elle encercle de ses jambes, symbole des naufragés de la forteresse européenne.

> Jusqu’au 16/11 au Studio de La Friche

Aleksandra Lebrethon

 

Instants Vidéo : expositions à la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).
Rens. : www.instantsvideo.com 

Marc Mercier © mativi-marseille.fr

Marc Mercier © mativi-marseille.fr

L’Interview
Marc Mercier

 

A quelques heures du début des Instants Vidéo, rencontre avec l’instigateur de la manifestation, atypique et poétique.

 

Comment sélectionnez-vous les artistes que vous présentez ?
Il y a plusieurs cas de figure. Chaque année, on reçoit presque 1 500/1 600 propositions, parmi lesquelles on choisit un certain nombre de travaux. Il y a aussi des œuvres que l’on découvre lors de nos voyages puisqu’on est amené à se déplacer beaucoup, ce sont des occasions de découverte extraordinaire. Il y a aussi des artistes récurrents avec lesquels on aime bien travailler, que l’on a envie de suivre, mais pas systématiquement car il y a des choses qui ne rentrent pas dans ce que l’on a envie de faire.

 

Justement, vous dites vous déplacer beaucoup, vous mettez en place des festivals équivalents dans d’autres villes du monde, notamment dans des pays du Moyen-Orient… Avez-vous été confronté à de la censure artistique ?
Non, pas vraiment. En réalité, on peut s’exprimer beaucoup plus librement que ce que l’on croit. Le seul pays où on a été confronté à un comité de censure, c’est la Syrie… Mais au final, seulement deux vidéos ont été écartées ; avec plus de vigilance, elles n’auraient pas été proposées. Ça n’a pas grand intérêt de présenter des vidéos qui critiquent le régime politique en place. Ce qui est plus intéressant, c’est de critiquer, dénoncer le régime d’autres pays voisins et voir ainsi ce que peuvent en dégager les locaux sur leur propre pays.

 

Les arts numériques sont-ils un bon vecteur pour faire passer un message ?
Ce n’est pas tant des messages que l’on veut faire passer, plutôt des questions que les artistes reformulent de manière différente. On ne demande pas aux artistes de devenir le porteur d’une parole et d’être des militants. Ce qui compte, c’est comment ils métamorphosent une colère en œuvre d’art, en poème, en chant. Selon le contexte dans lequel ils vivent, cela peut apparaître de manière plus ou moins forte.

 

Vous avez déclaré dans ces colonnes en 2012 que l’événement n’était pas destiné à perdurer. C’est aujourd’hui la vingt-septième édition, comment expliquez-vous un tel succès ?
Ce festival a pu durer jusqu’à aujourd’hui pour plusieurs raisons. Chaque année, ce n’est pas la même chose : il y a des formes qui reviennent évidemment car on ne peut pas tout réinventer, mais on travaille toujours sur des sujets qu’on ne maîtrise pas. Dans le cas des corps et des désirs, on parle de blessés, de situations de guerre, de migrants… Il faut réagir de toute façon, le milieu artistique et intellectuel a beaucoup disparu dans les années 80 et 90 et tarde un peu à se remobiliser. On a une responsabilité, aussi bien quand on est organisateur que quand on est artiste ; on travaille sur le symbole, le langage. Si on n’a pas un travail sur le langage, ce sont les stéréotypes qui vont gagner et quand c’est le cas, alors c’est le fascisme. On ne va pas changer le monde, mais il faut faire quelque chose. A part l’année dernière où l’on maîtrisait complètement le sujet, cette année est une vraie découverte. Dans le cadre de la préparation, on a eu des réunions avec des gens qui travaillent avec des réfugiés, des sociologues, des travailleurs sociaux, des gens qui travaillent autour des questions des genres. On s’est même aperçu qu’il y a des associations qui travaillent à la fois sur la question des genres et celle des immigrés : certains quittent leur pays car ils n’y sont pas acceptés, mais les statuts sont très difficiles à obtenir. L’autre chose qui nous a donné la force de continuer à faire vivre ce festival, ce sont les expériences menées dans les pays du Moyen-Orient.

 

Le succès de votre festival est un marqueur évident d’une réussite à toucher un certain public. Qui sont les gens qui viennent au festival ?
C’est très large. Il y a d’abord le public habitué à fréquenter des espaces d’exposition d’art contemporain. On fait aussi tout un travail en direction des publics généralement exclus par le relais d’association : on va les rencontrer, on fait des programmations dans les lieux où ils se rencontrent et ensuite ils viennent ici en tant que groupe, à des créneaux spéciaux. Mais ce qui devient intéressant, c’est que de temps en temps, il y en a qui viennent spontanément, en famille… C’est un par un que l’on gagne ce public. Ce n’est pas spectaculaire.

 

Comment voyez-vous dans le futur l’évolution des arts numériques, des arts vidéo, du festival ?
C’est inimaginable. Déjà au niveau de la forme des œuvres, on ne peut pas deviner ce qui va se passer, puisque c’est lié au développement de la technologie. D’ailleurs, on ne parle pas vraiment d’arts numériques, ce terme ne veut rien dire. Tous les artistes utilisent le numérique. Il y a une sorte d’idéologie qui voudrait que l’on privilégie ce terme, et c’est ce que font les institutions, plutôt que celui d’arts vidéo. Vidéo, ça veut dire que l’on travaille sur le signal. Dans une manifestation d’arts numériques, il y a tout et n’importe quoi et puis ce qui se fait dans le numérique aujourd’hui, c’est dans ce chemin tracé par plusieurs générations d’artistes vidéo, c’est un passage, une étape qui donne de nouvelles possibilités d’expression, d’ailleurs pas toujours si nouvelles que ça. Par exemple, l’interactivité, souvent vantée pour ses bienfaits, ce ne sont pas les arts numériques qui l’on inventée… ou encore le travail instantané à distance avec des artistes à l’autre bout du monde, ça a déjà été fait grâce aux satellites, ce ne sont pas des choses que l’on vient d’inventer, ça existait déjà. On n’est pas à la recherche de la nouveauté absolue, mais dans une volonté de trouver des formes qui nous parlent. Certaines œuvres trouveront peut être leur récepteur dans cinquante ans. On a même parfois l’impression qu’une œuvre créée il y a mille ans a été écrite pour nous.

Propos recueillis Aleksandra Lebrethon