Le Dernier Jour d’un condamné à l’Opéra de Marseille

Le Dernier Jour d’un condamné à l’Opéra de Marseille

Que ce que j’écris ici puisse être un jour utile à d’autres.(1)

 

David Alagna s’est saisi du flambeau tendu par Victor Hugo pour composer un opéra sombre et percutant qui actualise le plaidoyer contre la peine de mort, perpétuant ainsi, selon le vœu du poète humaniste, l’éternel combat de l’artiste pour la dignité de la condition humaine.

 

Les faits-divers exercent une fascination sur la société du XIXe siècle exacerbée par les feuilles volantes d’information qui fourmillent de détails sanglants et de gravures hyperréalistes. Le théâtre du crime et son horreur se cristallisent autour des « classes dangereuses » que l’accroissement de la population urbaine dépose continument dans les faubourgs industrieux où règnent misère et ignorance, ces pourvoyeuses d’échafaud.

En cet automne 1828 pendant lequel Victor Hugo rédige Le dernier jour d’un condamné, les charrettes continuent de rouler vers la place de Grève. Elles ne sont plus chargées d’aristocrates mais de gueux, de pauvres hères que  déesse Famine a, par un soir d’hiver, poussé à l’irrémédiable. La peine capitale s’est déplacée du champ politique au contexte social. Pourtant, les dynamiques insurrectionnelles héritées du siècle précédent se poursuivent… La même « populace  riant et trépignant » devant la guillotine fera, en 1830, le coup de poing sur les barricades de la Révolution de Juillet. « Hier vous n’étiez qu’une foule. Vous êtes un peuple aujourd’hui (2)», se réjouira Hugo. Impossible d’évacuer l’Histoire de la poésie de son verbe et de ses images. Après avoir fait irruption sur la scène politique, le peuple envahit les toiles de Courbet et les feuilletons d’Eugène Sue. Les faits une fois dépassés restent les chants, les tableaux, les romans : La Parisienne, La Liberté guidant le peuple, Les Misérables (3)… tout l’appareil cathartique qui, par ses représentations et ses figures, idéalise une époque dans l’imaginaire collectif.

Cette sublimation que l’art opère sur l’Histoire se manifeste puissamment dans la fresque des frères Alagna. Federico, David et Roberto ont co-signé un livret, d’après le roman éponyme de Victor Hugo où passé et présent affleurent. Deux protagonistes se partagent le texte : l’un dans une chiourme crasseuse du XIXe, l’autre, une femme (heureuse intuition dramaturgique), sous la lumière crue et aseptique d’un couloir de la mort contemporain. Les correspondances entre le discours musical et l’agonie psychologique des condamnés traduisent les deux grands éthos qui rythment leur humeur subjective : espoir et dépression. David Alagna revendique la référence à Moussorgski avec qui il partage ici l’intensité d’un langage harmonique sans concessions, une récitation lyrique soutenue et le pessimisme de la vision dramatique accentué encore par l’implacable mise en scène de Nadine Duffaut. Il déploie une puissance d’envoutement, une insistance martelée que le compositeur russe appelait « la vérité à bout portant.(4) » L’acidité des combinaisons sonores — et leur lyrisme exclamatif — est tempérée par des rêveries mélancoliques dont le caractère diffluent valorise les modulations du chant. David a composé cet opéra pour les moyens expressifs de son frère Roberto, capable de rivaliser avec les stridences cuivrées de l’orchestre ou d’émouvoir mezza-voce d’une mélodie crépusculaire. Une voix nourrie à l’ambroisie et au nectar a destiné Roberto Alagna à la carrière olympienne que l’on sait, avec pour corollaire une large expérience du répertoire pour lequel il épouse toutes les postulations de l’âme que l’opéra emprunte à la littérature, avec un goût de l’aventure qui ne se dément pas. Sa présence à l’Opéra de Marseille se révèle toujours un enjeu électrique et dynamisant. La connivence de la fratrie n’est pas le moindre des atouts dans le parcours de cet ouvrage semé de récompenses (5)).

La soprano Adina Aaron interprètera la condamnée. Le public marseillais avait apprécié ses qualités vocales et musicales dans le rôle-titre de la Tosca en 2015 et, pour les plus anciens, dans celui d’Aïda en 2008 avec lequel elle fit des débuts triomphaux sur la scène phocéenne. Une souple inflexion de voix, son timbre frais, sa noble expression ciblent déjà notre empathie. Par la présence charnelle apportée à son style, elle a magistralement caractérisé son rôle lors de la création scénique française à l’Opéra Grand Avignon en 2014, en instituant avec Roberto Alagna une sorte d’édition princeps qui restera et dont nous bénéficions.

Le monologue alternera entre les deux condamnés sans que l’agrément d’un duo ne nous soit accordé, sans doute incompatible avec leur enfermement dans l’espace et le temps. Tous deux gardent l’anonymat des statues de pierre dont les violences de l’Histoire ont bûché le visage. Ils valent pour tous les hommes et toutes les femmes fracassés par les batailles perdues d’avance, ces civils inconnus dont la flamme vacille encore ici et là aux quatre coins du monde.

Aux côtés des deux interprètes principaux, un plateau vocal de choix et les chœurs viendront animer quelques scènes de genre bien senties. En deux actes joints par un intermède musical, la baguette de Jean-Yves Ossonce nous mènera vers un final haletant, Une minute pour attendre ma grâce, qui culmine dans l’éblouissement d’un abrupt et stupéfiant dénouement.

Par le rayonnement communicatif de son expression musicale et sa double perspective théâtrale, l’opéra de David Alagna échappe à la dialectique lourdement concertée du texte de 1828 qui, à trop vouloir prêcher, peine à convaincre. « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. » Qui ne se rappelle la mise en garde de Gide ? On peut en faire un spectacle lyrique de premier ordre semble t-il si, comme David Alagna, on renonce à toute affectation dans le désespoir, on abandonne les attendrissements complaisants, si on déchire le rideau des illusions sentimentales  pour atteindre, avec le seul artifice d’un art extatique et monumental, l’écharde enfoncée au cœur de la condition humaine et faire de son ciel un clair-obscur traversé par la foudre.

L’Opéra de Marseille astique ses cuivres pour une nouvelle saison qui s’annonce rutilante et se terminera en juin, comme une forme close, sur un texte de Victor Hugo mis en musique par Verdi : Ernani, une autre bataille… esthétique cette fois. Nous aurons l’occasion d’en reparler.

 

Roland Yvanez

 

Le Dernier Jour d’un condamné : du 28/09 au 4/10 à l’Opéra de Marseille (2 Rue Molière, 1er).
Rens. : 04 91 55 14 99 / opera.marseille.fr

 

Notes
  1. Hugo, Le Dernier Jour d’un condamné, 1829[]
  2. Hugo, Les Chants du crépuscule, 1835[]
  3. Chant de Delavigne, tableau de Delacroix, roman d’Hugo[]
  4. Moussorgski, Lettre à Stassov, 1875[]
  5. Meilleure production et meilleure mise en scène (Festival Opera Competition – Mezzo Television[]