Zofie Taueber

Databit.me

Données, le change

 

Depuis Arles, un festival en forme de laboratoire interroge nos usages technologiques pour de meilleurs lendemains. Cette année, Databit investit la notion de travail à l’heure du numérique, et c’est très bien comme ça.

 

« Il faut que chacun de nous devienne un émetteur, et non pas un simple consommateur. » Ainsi, David LePôle, fondateur du festival, nous aiguillait-il en ces pages sur l’un des principes socles de Databit. Une conscience qui s’inscrit dans une véritable éthique du numérique, loin de s’arrêter à l’allumage de l’ordinateur personnel. Au contraire : il s’agit d’abord pour les participants au Databit de réfléchir à des chemins de traverses permettant de contourner l’idéologie totalitariste induite par les géants de l’Internet, et de l’informatique au sens large. L’entreprise s’avère plus que nécessaire : jamais des firmes n’ont eu autant d’impact sur nos quotidiens, à l’échelle planétaire. Jamais des marques n’ont eu autant de pouvoir. Jamais des produits marquetés n’ont eu autant d’emprise sur l’humain. Un humain quantifiable, transformé en chiffres. Maintenant, qu’acceptons-nous, derrière la banalité d’une recherche via Google ou d’un appel avec un iPhone ? Quel projet de société alimentons-nous lorsque nous donnons nos quelques deniers à Apple ou Microsoft ? De quoi faisons-nous le jeu, lorsque défile, nonchalant, notre fil d’actualité Facebook ? Si les enjeux se situent évidemment d’abord au niveau des États (les grands complices), toute prise de conscience individuelle n’est bien sûr pas mauvaise affaire. Au contraire : si elle s’accompagne de nouvelles propositions, on touche alors à l’essence du projet Databit. Une essence enthousiaste, généreuse, et participative. Une essence qui veut clamer haut et fort que, non, le numérique n’appartient pas aux requins de l’industrie et aux spéculateurs cyniques. Cela d’une résidence aux tables rondes et autres ateliers, en passant par les concerts (NLF3, Zofie Taueber, Systaime, Nao, Morusque…).

Après l’énergie et le numérique, le livre à l’heure du numérique, l’univers du code ou la notion de passé en matière technologique, Databit s’attaque à la notion de « travail » et à ce qu’elle induit. De quoi d’abord faire un bilan, et repenser l’histoire avec un regard autre. Dans les marges, si l’on veut, mais sans l’y contraindre. Une chose est sûre : dans tout ce qui n’appartient pas aux forces ultralibérales en vogue. Le travail donc, il y a évidemment de quoi en dire. À l’heure où l’on mitraille les acquis sociaux, où la machine s’avère un redoutable concurrent, où le travail, et non plus le métier, est censé représenter l’alpha et l’oméga du lien social, l’accomplissement personnel, l’ultime consécration que rien n’égale… Y est-on contraints ? Où s’arrête-t-il ? Où commence-t-il ? Pour qui ? Pour quoi ? Fenêtre de premier choix, le prisme du numérique permet évidemment d’accéder à des espaces d’analyse, de manipulation et, ensuite, de création. Mieux encore : une fois ré-humanisé, il occupe toujours une place de choix pour changer le cours des choses.

 

Jordan Saïsset

 

Databit.me : du 9 au 11/11 à Arles et ses environs.
Rens. : www.databit.me
Le programme complet du festival Databit.me ici

 


Trois questions à
David LePôle

 

Quelle est la genèse de la thématique de cette nouvelle édition ?
Databit.me s’inscrit dans un label de la ville d’Arles : Octobre Numérique. En 2017, une réorientation marquée vers l’économique s’est clairement affichée. Et avec elle, une nouvelle direction artistique pour le label. Malgré notre implication dans cette aventure chaotique, nous avons toujours gardé notre indépendance, même si nous avons joué le jeu de l’intelligence, et que nous avons tenté de présenter des formes pour ouvrir les esprits plutôt que les distraire. Nous devons bien avouer que la période n’est pas très favorable à des lieux de questionnements. Bref, un peu par esprit rebelle, il nous semblait important de ne pas traiter cette question économique à la légère. Toutes les structures doivent savoir trouver les moyens de se financer. Nous n’avons pas vraiment bénéficié d’argent public, et il semble maintenant fléché vers des contrées qui nous sont inconnues. La rentrée a vu une énième réforme du marché du travail. Tout ces éléments mis bout à bout donnaient un joyeux cocktail. Du coup, nous traitons la question du travail à l’heure du digital. C’est un terrain plein de surprises. La révolution numérique est plus que jamais le lieu de prédilection d’entrepreneurs mais, malgré toute l’énergie mise pour nous le faire oublier, la précarité avance. Derrière cette course aux milliards, ce que ce système produit, ce sont des entrepreneurs précaires. Toujours en mal de financements, et vendant bout par bout leur espoir de salut à des investisseurs qui veulent des croissances à deux chiffres. Bien souvent, on se retrouve en rase campagne à éponger les dettes et à accepter de courber l’échine sur un marché du travail qui demande toujours plus en payant de moins en moins. Loin de fournir de réelles opportunités, la technologie est plutôt une religion. On croit qu’elle va nous sortir des crises répétées, mais les faits sont têtus, les richesses s’accumulent et se concentrent. D’où la question des modèles économiques : comment organiser localement des circuits productifs qui autorisent recherche, développement, innovation ? Les propositions venues de la Silicon Valley ne sont pas satisfaisantes. Uber ne peut pas devenir notre horizon et, malgré tout, nous sommes de plus en plus à la tâche pour des revenus de moins en moins certains. Des formes de résistances doivent surgir. Désorganiser pour changer.

 

Comment définir l’éthique de vie de Databit ?
Nous pensons que tout le monde peut participer. Sortir des cadres et laisser sa chance à des initiatives ou des parcours atypiques nous semble la moindre des choses. La technologie doit être investie et comprise par le dedans, c’est un dédale, ça bouge et cela demande un temps fou. On ne sait pas par où commencer. Si on ne prend pas le temps de cultiver son jardin intérieur, on a tôt fait de se voir au supermarché des idées toutes faites. En cinq minutes, on se retrouve à caresser des écrans. Il y a tant d’enjeux qu’on ne sait plus où donner de la tête. En vrac : le cryptage des données pour pouvoir négocier leur valeurs auprès de ceux qui les « gafatent », le développement des outils libres, la gestion de nos datas en circuit court, l’apprentissage des langages pour ne pas rester coi devant les machines… Échanger, faire. Tenter de trouver un truc aussi ingénieux que le camembert. Et, surtout, éviter les start up, please, stop !

 

Quelle place devrait occuper le numérique aujourd’hui dans nos vies ?
Je dirais que c’est un formidable outil de connaissance. Quel poncif… Mais c’est bien ça. Seulement, seuls quelques-uns seulement s’en servent ainsi. Le souci, c’est qu’on ne sait plus appendre. Il n’y en a que pour l’entertainment. Je me demande même ce qui est souhaitable en termes de place, parce que ces technologies ne sont pas neutres en matière énergétique. Pire, en 2015, le journal Le Monde publiait un article sur la fin de l’Internet en 2023, faute de courant électrique. On en a parlé l’an dernier à Databit. Mais il est impossible de trancher sur la place qu’il devrait occuper. C’est présent, et l’Internet est là, c’est un bien commun et pas un  espace privatif pour quelques multinationales. Même dans les contrées reculées d’Afrique, il y a du réseau, ce paramètre n’est pourtant immuable. Nous pensons même que des réseaux locaux alternatifs sont souhaitables. C’est possible, et à notre portée. Les villes proposent de devenir smart comme les phones. On voit ce que cela donne dans la vie de tous les jours : une atomisation sociale, la difficulté à être ensemble hors interfaces. Nous pensons que cet état de fait est une stratégie d’occupation de l’attention pour mieux fluidifier un libéralisme de plus en plus irresponsable. On nous promet les smart cities, et là, on doit s’alarmer parce que ce ne sera plus seulement des caméras de surveillance, mais aussi pléthore de capteurs censés en savoir plus sur nous que nous-mêmes. Bref, si nous n’investissons pas chacun à notre mesure le futur de nos cités, nous serons toujours plus des vaches à donner nos datas gratos. C’est pourtant le pétrole d’aujourd’hui.

 

Propos recueillis par Jordan Saïsset