J’appelle mes frères de Jonas Hassen Khemiri © Gondrexon

Biennale des Écritures du Réel 2018

L’Interview
Michel André

 

Voir le monde avec les yeux des autres et continuer ce très ancien dialogue entre poésie et politique, tel est le programme de la quatrième édition de la Biennale des Écritures du Réel. Entretien avec Michel André, metteur en scène, comédien et co-fondateur (avec Florence Lloret) du Théâtre La Cité.

 

Les écritures du réel, qu’est-ce que c’est ?

Ce sont souvent des histoires vécues, des expériences de vie racontées à quelqu’un qui écoute, c’est une écriture de la relation. Par exemple, dans la thématique « Continent Jeunesse », l’atelier de Karine Fourcy, initié il y a deux ans, donne lieu à un spectacle, Barbare Isthme où de jeunes Marseillais rencontrent de jeunes migrants. C’est le regard des uns vers les autres et vice versa, générant une curiosité vivifiante, qui construit une écriture. Après, cela peut être un travail autobiographique ou d’enquête, voire historique, dont le processus est mis en jeu, ou encore réinterroger une pièce classique aujourd’hui. C’est un courant qui s’est vraiment construit ici à Marseille. Il y a aussi le récit de vie : je pars de moi pour me raconter mais en faisant un travail de réécriture. Cela a commencé quand j’ai eu envie (avec Florence Lloret) de faire un spectacle sur la relation, la distance, entre le monde ouvrier de mon père et moi qui habitait à mille kilomètres et qui était devenu artiste. Il s’est construit un dialogue entre mon frère, mon père et moi qui a généré une écriture et un spectacle.

 

Cela suppose que l’artiste s’engage dans cette voie qui n’est pas évidente a priori…

Oui, c’est une écriture où il faut faire un petit pas de côté pour être vraiment à l’épreuve du réel, voir comment arriver à de nouveaux dialogues, plus complexes, pour inviter les gens à s’ouvrir à d’autres points de vue, amener à une dialectique. Il me semble que dans cette ville, c’est important pour re-nourrir le théâtre, expliquer à des gens qui en sont éloignés que c’est très concret et que l’on peut s’en servir pour interroger des choses d’aujourd’hui dans l’idée d’être en résonance avec des urgences de notre temps. Un point important de la Biennale est que souvent le public est en travail avec les artistes pour inventer de nouveaux espaces de dialogue. C’est un événement qu’on a voulu comme une plateforme collaborative.

 

Oui, vous parlez de « grand atelier de l’hospitalité »…

On l’a nommé ainsi cette année parce que nos échanges avec les collèges et les lycées s’amplifient, qu’il y a une volonté de soutenir la cause de SOS Méditerranée, parce que la question du religieux, du laïc et de la radicalisation est interrogée à travers tout un cycle, la question de l’homophobie aussi. On est sur des sujets d’urgence qu’il faut à mon avis traiter, et l’on regarde comment les artistes s’en emparent pour les questionner au-delà du constat, dans une confrontation entre le politique et le poétique, un dialogue entre le réel et l’imaginaire. Le réel n’empêche pas l’imaginaire d’entrer car on part de quelque chose de très concret dont les éléments sont utilisés pour élaborer un spectacle. Ce qui est important pour nous, c’est « d’énergiser » les tensions actuelles.

 

Avoir de nouvelles données et pas seulement celles fournies par les médias ou les ministères…

C’est aussi là qu’est le rôle de l’artiste, aller à la rencontre de l’autre, le découvrir, faire écriture et dramaturgie de cette expérience. On a beaucoup de plaisir à ouvrir de la porosité entre un théâtre, une église, une rue ou un bar, car cela facilite la compréhension de ce que peut être le théâtre aujourd’hui : un outil formidable de poésie, de questionnement, qui évolue énormément, ce dont beaucoup de gens n’ont pas conscience. Il faut créer des zones de rencontre, de dialogue avec eux. On ne sait pas ce que sera le théâtre dans quarante ans, peut-être que l’on viendra y faire autre chose en plus de voir un spectacle.

 

Déplacer le théâtre ailleurs pour de nouveaux publics…

Au Théâtre La Cité, on est dans un espace de création partagé, donc avec des gens qui s’impliquent. Ceux qui sont dans le faire ont envie de voir. Je pense à la phrase d’un gamin qui nous avait dit : « Il faudrait qu’elle commence par moi, l’histoire des autres que j’apprendrai. » Comprendre le monde à partir de soi et voir le monde avec les yeux des autres, c’est cet aller-retour là que l’on essaye de construire à travers cet événement. Accompagner les gens qui viennent de s’installer pour qu’ils aiment leur ville et s’y sentent chez eux ; que Marseille avec son histoire transmette cela en plus de son patrimoine et de sa culture. La Biennale est un événement qui est une réalité permanente, un travail quotidien depuis dix huit ans, du temps du Merlan, du « Chemin des possibles » avec Daniel Keene où il y avait vingt-six personnes dont la plupart étaient du quartier. On répétait à Saint Gabriel, dans des centres sociaux, et c’est ainsi que l’on a connu le Théâtre La Cité car on cherchait un espace. Il y a une nécessité à transmettre de l’avenir commun, de l’humanité nouvelle aux gens d’où qu’ils viennent, riches ou pauvres, et pour cela on doit co-construire, c’est en cela que les écritures du réel sont intéressantes.

 

Comment se situe la Biennale par rapport à MP 2018 – Quel Amour ?

Essayer de comprendre ce qui se passe dans ce territoire monde, dans son évolution, est une question d’amour, il me semble. Questionner le langage avec des jeunes, donner la parole aux migrants, questionner l’homophobie aujourd’hui, de façon complexe, avec une tendresse et être dans ce vif du sujet là, est important pour nous. Il y a aussi l’hommage que l’on fait à Armand Gatti, qui a traversé le siècle en expérimentant le pouvoir libérateur des gestes de création pour prendre conscience de soi.

 

Comment vois-tu cette spécificité de Marseille pour Armand Gatti ?

Il y a toujours eu ici des espaces, des gens un peu singuliers avec qui on a envie de travailler. Pourquoi Marseille est une ville qui a été autant filmée ? Pourquoi y a-t-il eu Marcel Pagnol, Raimu ? Marseille est un grand théâtre, une ville qui se parle, qui a besoin de se raconter, qui a un imaginaire et une âme. Je pense que c’est une ville mystérieuse pour laquelle on a envie de se mouiller. C’est une ville dure, difficile, qui peut être âpre, parfois décevante, mais où il y a quelque chose d’un art de vivre avec toujours de nouvelles énergies qui arrivent, qui nourrissent. Il y a beaucoup d’enseignants très impliqués aussi, qui travaillent en essayant de comprendre.

 

On a l’impression que Marseille est un laboratoire avec tout ce que cela peut avoir de positif mais de négatif aussi…

C’est un laboratoire qui devrait être un phare, dans nos échanges avec l’Europe, le Nord ; la capitale culturelle devrait être très attentive à ce qui se passe ici. Je dirais que l’on a des systèmes un peu usés au niveau du fonctionnement, des financements, qu’il faut continuer à ce que les théâtres s’ouvrent à de nouvelles synergies, avec une vraie place pour les non professionnels et un plus grand accompagnement de la jeunesse. Il faut des hommes et des femmes de bonne volonté et Marseille n’en manque pas, notamment dans le milieu associatif. Le réchauffement de la planète ou l’immigration, ça ne va pas s’arrêter, c’est le rôle du politique et des artistes d’imaginer un XXIe siècle plus ouvert pour faire évoluer les choses. On est très content qu’une artiste que l’on accompagne, Julie Villeneuve, puisse présenter à la Criée son travail avec des non professionnels Pourquoi Monsieur Seguin a-t-il emprisonné sa chèvre ?, c’est une belle aventure. On est très content de notre collaboration avec le Merlan, que la Friche s’ouvre à tout ce travail avec des jeunes qui vont pouvoir jouer dans des conditions optimales. On est un événement majeur mais qui est un autre espace ; mon combat, c’est que cette manifestation existe et qu’elle soit mieux financée.

 

Pour terminer, quelques spectacles de la Biennale…

Une proposition ambitieuse sur Frontex et le soutien à SOS Méditerranée, J’appelle mes frères, d’un très bel auteur, Jonas Hassen Khemiri, avec une écriture qui touche directement. Simple As ABC, un ambitieux opéra documentaire sur la digitalisation de la gestion migratoire. Ce que j’appelle oubli, un très beau texte d’une seule phrase de Laurent Mauvignier. Iraka, un slameur qui fait un concert au Théâtre de la Cité. Ogres sur la question des formes de l’homophobie. Le 20 Novembre de Lars Noren, mis en scène par Sofia Jupither, une heure avec un jeune homme qui s’apprête à commettre un massacre dans son lycée. Ou encore Ne laisse personne te voler les mots, prise de conscience des mythes sur les origines de l’islam avec lesquels beaucoup de musulmans vivent. Et puis la semaine Armand Gatti, à partir de la volonté de gens qui se sont rassemblés pour construire ces quinze jours d’hommage. Je dirais que c’est une Biennale des nécessités, cela me semble juste, dans cette « ville laboratoire », d’ouvrir des espaces de réflexion, de dialogue et d’échange dans un geste poétique.

 

Propos recueillis par Olivier Puech

 

Biennale des Écritures du Réel : du 17/03 au 14/04 à Marseille.
Rens. : 04 91 53 95 61 / www.theatrelacite.com/liste/la-biennale-4/

Le programme complet de la Biennale des Écritures du Réel ici