Biennale des Écritures du Réel

Voix actées

 

Après quatre longues années d’absence, la Biennale des Écritures du Réel revient nous parler de nous, et de nos luttes, avec une programmation tentaculaire et d’une richesse inouïe, qui s’étalera sur trois mois et aux quatre coins de la cité phocéenne sous l’appellation « Cent voix ». On tente de récapituler le tout en compagnie de Magda Bacha, récemment arrivée au Théâtre La Cité mais déjà pleinement habitée par son sujet.

 

 

« La Cité est un théâtre qui s’invente hors des sentiers balisés. » On ne pourrait trouver meilleure formule pour décrire le théâtre niché au cœur du quartier des antiquaires, qui célèbre aujourd’hui ses vingt ans : un lieu qui ne programme pas de spectacles à l’année, une « fabrique artistique et citoyenne en interaction constante avec la ville et ses habitant.e.s ». Et on ne pourrait mieux résumer les intentions de l’équipe organisatrice de la Biennale des Écritures du Réel. Car le réel s’écrit justement hors des sentiers balisés, cheminant dans une multitude d’espaces, exposant un kaléidoscope de voix et une pluralité de points de vue, dans une volonté de « décloisonnement » qui s’applique autant à la géographie sociale (« Il s’agit de sortir des espaces culturels assignés ») qu’aux « pratiques » (créations partagées entre artistes professionnels et amateurs) ou à « la porosité entre les mondes de l’art, de l’éducation et des sciences humaines ». De fait, si le spectacle vivant est au cœur de la programmation, de nombreuses rencontres et conférences permettront de nourrir notre pensée pendant les trois mois que durera la Biennale et, on l’espère, bien après.

Le format biennal et l’exceptionnelle ampleur de la manifestation sonnent d’ailleurs comme un rappel du nécessaire temps long requis par l’éducation par l’art, enjeu central de l’événement — si n’est sa raison d’être. « L’éducation par l’art aide à la conscientisation de soi, à l’expression de soi et à un début de conscience politique. Il faut s’affronter soi pour affronter le monde et l’autre… Et si on veut que ce soit un vecteur de transformation sociale, il faut du temps, évidemment ! »

D’où le choix d’étaler cette programmation pléthorique — 70 propositions et près de « cent voix » à (faire) entendre — sur tout un trimestre, en la divisant en six grandes traversées, aussi bien thématiques que (plus ou moins) chronologiques, que Magda nous aide à défricher, en attendant de les parcourir « en vrai ».

 

S’écrire

Cette première traversée permet de mieux aborder la signification des écritures du réel, « un théâtre engagé, qui s’approche du théâtre documentaire en essayant d’en éviter les écueils possibles (l’essentialisation des discours, le voyeurisme…), et qui tâche de faire émerger des récits de vie multiples qui vont entrer en résonance avec des enjeux contemporains, toujours en travaillant une relation à l’autre. » Les propositions programmées ici s’inscrivent donc dans un va-et-vient permanent entre espace intime et espace politique.

À l’instar du spectacle d’ouverture, Cosmo.s de Julie Villeneuve (les 16 & 17/03 à La Cité), qui évoque la relation de l’artiste à… son chien. « Ça permet de questionner notre relation au vivant, notre anthropocentrisme, mais aussi l’amenuisement de nos sens, de notre instinct… Elle livre des morceaux de sa propre vie qui nous permettent un passage vers l’universel. »

Dans un tout autre registre, Nadège Prugnard se sert du fado pour interroger les migrations, à commencer par celle de son grand-père, qui a dû quitter le Portugal pour fuir la révolution salazariste. Puissante odyssée poétique et musicale, Fado dans les veines conjugue passé et présent pour parler de violence et d’amour, de déracinement et de fraternité (les 18 & 19/03 au Théâtre Joliette).

 

Travailler

Ce fil thématique a pour but de questionner ce que représente le travail, les types de rapports de force qu’il met en jeu, mais aussi — et surtout — d’entendre les luttes des travailleurs. Comme celle de cet agent de sécurité qui s’engage dans la militance que Guillaume Cayet porte au plateau dans Grès (tentative de sédimentation) (le 21 mars à La Cité). Le jeune metteur en scène a collecté de nombreux témoignages, notamment auprès des Gilets Jaunes sur les ronds-points, afin de montrer « comment la colère peut se transformer en geste politique. »

Dans une langue « très rythmée, scandée, comme un rythme d’usine », Joseph Ponthus s’est intéressé pour sa part aux intérimaires, et « au réel bien concret de l’homme à qui l’on dit, sans considération, qu’il n’a qu’à traverser la rue pour trouver du travail », comme le résume Julien Pillet, qui fera une lecture du texte À la ligne (le 25 mars à La Cité).

Et parce que, comme le rappelle Magda, « les écritures du réel, c’est aussi l’idée d’aller sur le terrain », une journée entière (le 26 mars) est prévue pour aller à la rencontre des « Fralib », ces ouvriers qui produisaient le thé Éléphant à Gémenos et qui, après 1336 jours de grève, ont réussi à sauver leur outil de production pour en faire une société coopérative, la Scop-ti, encore debout après huit ans d’indépendance.

 

Danser

Voici une traversée bien particulière, puisque les voix à entendre ici n’utilisent pas de mots. Il s’agit donc de « mettre en corps les espaces intimes et de lutte qui nous constituent », mais aussi de représenter, par la danse, la force du collectif. En témoignent les soirées consacrées au chorégraphe Bouziane Bouteldja à la Friche (les 20 & 21 avril), qui questionnera le mouvement et son/ses intention(s) en deux temps, d’abord via une création partagée avec dix-sept jeunes Marseillais autour de l’émancipation, puis avec son spectacle Ruptures, qui explore les motivations des mouvements migratoires de manière « très organique ».

Le chorégraphe Frank Micheletti et sa compagnie Kubilai Khan Investigations investiront eux aussi les plateaux de la Friche pour une soirée en deux temps (le 22 avril), avec le solo dansé Black Belt d’Idio Chichava « sur la déconstruction des idées reçues occidentalistes sur l’Afrique », puis African Soul Power, une invitation à s’emparer des dancefloors « pour voyager dans les sonorités de la galaxie des musiques électroniques africaines ». Une façon, aussi, de considérer la danse et la fête comme une rencontre de l’autre dans une forme de lâcher-prise collectif.

 

Grandir

« La jeunesse, ça représente 50 % de notre travail ! », affirme Magda avec enthousiasme. Tout au long de l’année, l’équipe de la Cité part en effet à la rencontre des jeunes pour questionner, avec eux, leur(s) réalité(s) via des ateliers.

Depuis 2012, un partenariat privilégié s’est par exemple tissé avec les structures sociales et éducatives du quartier Consolat Mirabeau dans le 15e arrondissement. Un bon nombre des interprètes de Danse pour un combat de Bouziane Bouteldja en sont d’ailleurs issus.

La metteuse en scène Karine Fourcy travaille également très régulièrement, et depuis de nombreuses années, avec des ados issus de milieux très différents. Pour cette édition de la Biennale, sa troupe livrera, avec Et les enfants continuèrent de jouer (quel titre !), une réflexion sur ce que c’est de grandir dans le monde d’aujourd’hui (les 14 & 15 mai à la Friche). C’est justement tout le sujet de cette traversée : faire entendre des voix qui n’ont d’ordinaire pas droit de cité. Magda cite en exemple Adnane, quinze ans, dont la voix s’est révélée avec les ateliers, lui qui n’osait pas parler par manque de confiance.

 

Accueillir

Alors que les réfugiés ukrainiens, toujours plus nombreux, commencent à trouver asile en Europe avec l’assentiment, voire l’exhortation, des gouvernements, la question de l’accueil n’en finit plus de se poser. D’autant plus à Marseille, siège de l’association SOS Méditerranée, et alors que la Mare Nostrum est devenue un cimetière marin dans l’indifférence quasi générale. D’autant plus à La Cité, où l’on n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour faire de cette question un enjeu majeur, qui se conjugue à la fois au présent et au futur, avec les grandes migrations climatiques à venir : la Banque Mondiale estime que d’ici 2050, 216 millions de personnes seront amenées à quitter leur foyer pour échapper aux catastrophes naturelles.

Les migrations induites par le changement climatique, c’est justement le sujet de la conférence théâtralisée Le Pas de l’autre, co-écrite par Michel André (le fondateur de La Cité avec Florence Lloret) et le géopolitologue François Gemenne. En plus d’une version en salle tous publics (les 5, 11, 19 et 28 mai à La Cité), le spectacle partira en tournée dans quinze lycées.

Cette thématique sera aussi l’occasion pour l’équipe de la Biennale d’ouvrir l’événement à d’autres formes artistiques. Ainsi de la lecture dessinée initiée par le scénariste et metteur en scène Vincent Zabus et l’auteur de BD Hippolyte, qui a séjourné deux mois à bord de l’Ocean’s Viking (le 4 mai au Cinéma Les Variétés). À quatre mains, ils ont écrit et dessiné une fable sur l’exil, Les Ombres, dans laquelle fiction et reportage s’entremêlent pour témoigner du déracinement, « de ce qui nous hante, de ce qu’on ne sera plus, de ce qu’on a vu disparaître sous nos yeux en chemin »…

 

Bifurquer

Cette thématique a pour but de penser le futur, en compagnie d’artistes, de philosophes, d’auteurs et d’autrices qui, « plus que d’interpréter le monde, entreprennent de le transformer. » Barbara Stiegler viendra par exemple développer le concept de « dé-démocratisation » via une critique de la gestion de la crise sanitaire (le 30 mai à l’Espace Julien), tandis que Marielle Macé questionnera l’atomisation des mots, comment ils ont été vidés de leur sens dans la langue néolibérale (le 3 juin à La Cité). De mots, il sera également question avec l’écrivain Alain Damasio, qui fera l’événement le 5 juin avec la Marche des clameurs, une déambulation dans la ville tentant de reconstituer la marche insurrectionnelle de son dernier ouvrage, Les Furtifs. Accompagné sur un char par les musiciens de Palo Alto et rejoint par une grande partie des participants de la Biennale, il tentera de « re-poétiser l’espace urbain et faire entendre des luttes qui nous meuvent. »

Une manifestation à la fois poétique et politique en quelque sorte, à l’image de cette Biennale polymorphe et essentielle.

 

Cynthia Cucchi

 

Biennale des Écritures du Réel : du 16/03 au 12/06 à Marseille.

Rens. : 04 91 53 95 61 / www.theatrelacite.com/biennale-2022/

Le programme complet de la Biennale des Écritures du Réel ici