Le Barbier de Séville © Vincent Pontet

Le Barbier de Séville à l’Opéra de Marseille

Le chant du cygne

 

Au concours des superlatifs et des hyperboles, Le Barbier de Séville emporte la palme des effusions. Depuis sa création à Rome le 20 février 1816, le chef-d’œuvre de Gioacchino Rossini n’a jamais quitté le répertoire. La nouvelle production de l’Opéra de Marseille renouvelle dans un style poétique étincelant la joie de chanter l’amour et la liberté.

 

L’époque

Dès le lendemain d’une première calamiteuse(1), le melodramma buffo du jeune compositeur rencontra l’enthousiasme populaire et prit son envol vers la postérité pour devenir l’un des ouvrages lyriques les plus joués au monde. Avec tout de même seize réalisations scéniques malgré ses vingt-quatre ans, Rossini alternait alors une vie de sybarite auprès d’une délicieuse diva napolitaine et quelques séances de travail brèves mais fiévreuses. Sa trajectoire individuelle a rendu manifestes des processus évolutifs qui transformaient déjà de façon implicite la production artistique et la culture lyrique italienne : une orchestration influente, l’intérêt pour les morceaux d’ensemble et la nécessité de concilier l’action et l’expression dans un rythme continu. Le Barbier de Séville a incarné ces principes avec une plénitude dans laquelle les aspirations de son époque se sont réalisées. Ainsi, il y a tout juste deux cents ans, celui qu’on appela le « Cygne de Pesaro » cristallisait de ses volutes enivrantes et de ses sommets expressifs les formes vocales du bel canto dont l’âge d’or rayonna près d’un demi-siècle.

Cette comédie intelligente va hisser l’opéra comique à l’honorabilité de l’opera seria, degré supérieur dans la hiérarchie des genres à l’orée du siècle, en réussissant le tour de force de satisfaire les amateurs de farces excentriques et les partisans du mélodrame élégant, raccommodant le bouffe et le bon goût avec un irrésistible brio ; consensus auquel le verbe et l’esprit de Beaumarchais ont certainement contribué.

 

Le langage

Par cette disposition à la délectation unanime, Le Barbier de Séville peut revêtir une valeur de référence pour qui aborderait l’opéra et son abécédaire à ce moment particulier de son histoire. Il est facile d’y repérer les cavatines, ces airs de présentation qui accompagnent l’arrivée sur scène des personnages principaux. Ainsi le Tra la la la de Figaro exprime-t-il la vitalité de l’entreprenant factotum par d’énergiques sauts d’octave et de quinte. La non moins célèbre entrée de Rosine, Una voce poco fa, condense, dans un parfum ambigu, le voluptueux registre mezzo avec la badinerie légère d’une ornementation belcantiste. Essentielles au langage rossinien, ces broderies, ces glissades et autres fioritures de la ligne mélodique, laissées dans une certaine mesure à l’agrément des chanteurs, affirment les qualités interprétatives de ces derniers tout autant qu’elles animent les effets de style du compositeur ; l’aria d’Almaviva, Cessa di più resistere, en est la brillante illustration. Impossible à oublier, l’Air de la calomnie de Basilio libère ses venimeuses insinuations au moyen d’un de ces crescendos fascinants dont le compositeur a le secret. Déployant également un magnétisme graduel, la strette des finales collectifs rassemble tous les protagonistes pour propager ses fusées virtuoses dans un rythme supersonique. Donnant l’illusion de la spontanéité, ces ensembles sont pourtant réglés avec une précision métronomique à laquelle le chef Roberto Rizzi Brignoli prendra un soin d’horloger. Moins encore que l’amour, l’humour ne souffre ni écart, ni retard.

 

Le théâtre

Tout ce qui vit et respire dans l’œuvre de Rossini est aussi élaboré que le naturel dans une peinture de paysage. Pour souligner ce primat de la composition, Laurent Pelly construit sa scénographie autour de partitions monumentales qui témoignent de l’ordre poétique que la musique rend intelligible, éloignant la charge contestataire du texte dans une idéalité presque onirique. Même si les personnages du livret sont accommodés à la sauce voltairienne, le scénario d’une jeune fille échappant avec ingéniosité au vieux barbon auquel elle est promise avait auparavant traversé tous les âges de la comédie.

La palette chromatique, resserrée sur un nuancier de gris, ajoute à la sobriété raffinée du décor et des costumes. La direction d’acteur parfois inventive, souvent incisive, se synchronise avec la musique dans le détail chorégraphique et les mouvements d’ensemble stylisés. Jouant du décalage entre l’objet et sa représentation à la façon des peintres surréalistes, le metteur en scène imprime sur l’ouvrage sa vision féerique insolite. Laurent Pelly entretient avec Rossini cette affinité essentielle qui consiste à brouiller les frontières entre l’art et le spectacle ; ayant tous deux reçu en partage ce désir d’autonomie à l’égard des fonctions que l’usage réserve à l’élément scénique dans un opéra.

 

Le chant

L’Opéra de Marseille a réuni une distribution autour de plusieurs figures de proue de la vocalité rossinienne. Florent Sempey, plébiscité pour ses prestations dans le rôle de Figaro au Théâtre du Châtelet(2), a imposé l’avatar hardiment canaille de son personnage. Le public marseillais découvrira la vive impression que produit le timbre sombre et l’émission rayonnante de ce jeune baryton. Stéphanie d’Oustrac troussera une Rosine, petit ange fripon, dont la grâce des mélodies fleuries assouplit le caractère indocile. Son mezzo soyeux et ses talents de comédienne seront requis pour donner chair à un type féminin si audacieux que l’on se demande comment il put échapper à la censure de l’état pontifical. Philippe Talbot retrouvera le rôle d’Almaviva dont il est familier pour, entre autres, l’avoir récemment chanté au Deutsche Oper de Berlin et au San Carlo de Naples ; expertise bien utile pour ouvrir à l’imagination d’un auditeur moderne ces flamboyantes vocalises que les hautes-contre baroques ont léguées aux premiers ténors romantiques. Les deux clés de fa ne sont pas en reste. Le costume du grincheux Bartolo échoit à Carlos Chausson. Pas plus tard que ce trimestre, le baryton-basse espagnol participait au Voyage à Reims(3) à Barcelone et à La Cerentola(3) à Monte Carlo. Quant à Mirco Palazzi (Basilio), la jeune basse italienne est tombée dans la marmite au Conservatoire Rossini de Pesaro où il fit ses études.

Ce plateau vocal sur mesure exaltera l’incomparable sens du théâtre lyrique de cet « homme à envier », selon l’appréciation de Stendhal, son premier biographe. « À la loterie de la nature, il a gagné du génie et surtout du bonheur » qu’il cultivera toute sa vie en épicurien assumé. Son œuvre n’a jamais cessé d’en dispenser.

 

Roland Yvanez

 

Le Barbier de Séville : du 6 au 15/02 à l’Opéra de Marseille (2 Rue Molière, 1er).
Rens. : 04 91 55 14 99 / opera.marseille.fr
Notes
  1. Marquée par une accumulation de malchances et la bronca des zélateurs de Paisiello qui avait composé un Barbier de Séville en 1782[]
  2. Coproducteur du spectacle avec les opéras de Marseille, de Bordeaux et les Théâtres de la Ville de Luxembourg[]
  3. Œuvres de Rossini[]