An Old Monk © Christophe Raynaud de Lage

An Old Monk au Théâtre Joliette Minoterie

L’Interview
Joss de Pauw et Kris Defoort

 

Joss de Pauw, acteur de théâtre et de cinéma incontournable en Belgique, mais aussi auteur, metteur en scène, dramaturge, librettiste et réalisateur, a fondé le collectif Radeis avec Anne Teresa De Keersmaeker et Jan Lauwers, qui révolutionna le théâtre flamand… Il a notamment collaboré sur plusieurs projets avec Guy Cassiers, dont Au dessus du volcan de Malcolm Lowry. Dans An old Monk, présenté à la Chartreuse au Festival d’Avignon 2014 avec le Kriss Defoort Trio, Joss de Pauw joue seul sur scène l’histoire d’un homme vieillissant qui ne veut pas encore abandonner son envie de vivre. Un peu Nougaro, un peu Arno, il est magistral dans son rectangle de lumière, dans sa petite danse de la chanson des sales maladies (« trombosis, prostatis…Indépendencia ») ou dans ses belles et folles envolées poétiques.

Kris Defoort a réalisé la composition musicale de An Old Monk en s’inspirant donc de Thelonious Monk, le célèbre compositeur et pianiste de jazz contemporain. Avec le Kriss Defoort Trio, il incarne le renouveau du jazz belge.

Passionné de littérature, Kris Defoort a composé plusieurs opéras adaptés de romans. Le dernier, Daral Shaga, réalisé pour l’Opéra-Théâtre de Limoges sur un livret du romancier Laurent Godet, a été mis en scène par Fabrice Murgia. Rencontre(s).

 

Avez-vous conscience qu’avec la construction de votre spectacle, avec cette fusion du texte et de la musique, vous amenez des néophytes vers le jazz contemporain ? 
Joss de Pauw : Oui, je l’ai réalisé depuis que je travaille avec des musiciens. C’est d’ailleurs le cas avec toutes les musiques, pas seulement pour le jazz car je sais depuis longtemps que lorsque la musique est jouée en live sur scène par les musiciens, cela est plus clair pour le public, ils l’écoutent différemment… Cela me fait énormément plaisir que je puisse leur présenter le jazz d’une autre manière. En effet, souvent après le spectacle, il y a des gens qui viennent nous voir et disent, comme vous : « Le jazz ce n’est pas ma tasse de thé ». Mais qui rajoutent ensuite : « Ce soir, c’était bien, ça m’a plu ».
Kris Defoort : Ce n’était pas du tout le but du spectacle d’amener le jazz vers les gens, mais nous l’avons constaté nous-mêmes. La moitié des personnes, peut-être les trois quarts, n’écoutent jamais ce genre de musique à la maison parce que c’est parfois très audacieux, ou très très libre, et très lyrique. Avec ce spectacle, ils sont ravis parce qu’ils vivent le moment musical de la création. Le jazz, finalement, c’est de l’improvisation. Je crois que ce qui rassemble les gens, c’est ce rapport de la musique improvisée jazz en corrélation avec le texte, avec l’acteur (Joss) qui est finalement en même temps un musicien, et que ça se passe en instantanée devant eux…

 

Joss, en tant que comédien… Quel rapport entretenez-vous avec la musique ?
JdP : J’ai toujours aimé la musique, elle fait partie de ma vie. Je n’ai pas une formation musicale et je n’ai jamais fait partie d’un groupe. J’ai joué avec quelques musiciens et maintenant avec le trio de Kriss. Mais je sens la musique, et toute ma vie, j’ai adoré danser et bouger sur la musique, sentir le groove.
Nous avons écrit la musique et le texte ensemble. Au piano…ou au bar du coin…On essayait un truc, quelques lignes au piano. Je développais le texte, et l’on s’enregistrait, à chaque fois, de différentes manières.
KD : Nous avons fait cela pendant deux semaines tous les deux. Nous avions déjà bien avancé lorsque les deux autres musiciens sont venus. C’était très étrange la première fois, car cela changeait totalement pour moi : j’avais moins de liberté, je n’étais plus le seul musicien.
Et comment travaillez-vous ensemble sur scène ?
JdP : On improvise le soir même. Bien sûr, je ne change pas le texte.  Là où il doit être, le groupe joue une musique différente.  Je dois chercher mon chemin là-dedans.  Me rapprocher d’eux. Oui, il y a une structure, chaque soir c’est la même et on a besoin de quelques morceaux qui reviennent à chaque représentation, mais entre-temps, il a beaucoup de place pour l’improvisation. Il est nécessaire de bien s’écouter et voir comment mettre mes paroles sur la musique.
KD : Nous avons un sac de morceaux de Monk, par exemple, ou de moi, puis des improvisations, et nous changeons soir après soir. Nous ne répétons pas toujours à l’identique. Hier par exemple, juste avant de commencer, j’ai proposé de jouer un tel morceau, et c’était beaucoup plus lent. Je crois que nous, les musiciens de jazz, nous avons l’habitude de faire sentir qu’on joue un standard, soudain comme une ballade, ou beaucoup plus vite… C’est la première fois qu’on est si proche avec le texte. Et là, on est toujours sur le qui-vive. Et disons qu’il y a un paramètre en plus : à part le rythme, l’harmonie et la mélodie, il y a le texte et le rythme du texte.
JdP : Et le contenu du texte aussi, c’est-à-dire la dramaturgie, qui a besoin à un certain moment d’une certaine ambiance, ou d’une atmosphère particulière, et vous le sentez très bien.

 

Est-ce que vous instaurez une interaction avec le public? 
JdP :Toujours. Il y a des soirées où tout est beaucoup plus intériorisé, peut-être parce que le public est un peu pudique, calme, attentif. Ou comme hier soir, où ils étaient là du premier coup, avec un soutien de la salle évident : « Oui, on fait la fête ! ». Et du coup, ils se sont extériorisés beaucoup plus.
KD : Il y a des atmosphères… mais avec quoi remplit-on ? Un soir ça va être une atmosphère mélancolique, un peu nostalgique, un soir je vais le faire sur les touches blanches, et un autre sur les touches noires… On cherche. Joss l’a toujours dit aussi, il ne faut pas que ça soit trop confortable, à la ligne…

 

Les artistes belges ne se mettent-ils pas plus artistiquement en danger ?
JdP :Je ne sais pas, je ne vois pas assez de théâtres d’autres pays pour en parler, mais on nous le dit souvent. Mais ce que je sais, c’est que ma génération (ndlr : Joss a soixante trois ans) a connu ce système : les grands théâtres allaient voir les pièces qui marchaient bien, et ils les achetaient, c’était ça, le théâtre. Quand j’étais au Conservatoire de Bruxelles, nous ne voulions pas jouer dans ces choses très classiques. Il y avait quelque chose qui bougeait, on le sentait… J’ai commencé à jouer dans la rue car il n’y avait pas de théâtre qui pouvait nous accueillir. Et puis, il y avait une urgence qui faisait que tout le monde commençait à chercher : « C’est quoi le théâtre ? »
Et puis, il y avait le Kaaitheater Festival où l’on voyait des Polonais, des Allemands de l’Est, des Américains… et tout ça c’était du théâtre. Pour moi, ça a été un rêve. Peu importe ce qui se passait sur une scène, c’était du théâtre …bon ou mauvais, mais les formes étaient là ! Ça m’a ouvert les yeux et à ce moment-là, j’ai décidé d’y aller, de foncer, souvent sur la base de rencontres. Je croisais un musicien, une danseuse, un peintre, et on décidait de faire quelque chose ensemble. Puis à chaque fois, c’était une autre forme.

 

Est-ce que le jazz contemporain, hors des formes figées, et ici la musique de Kriss, ne se rapprochent-il pas de cette idée de déconstruction du théâtre ?
JdP :Je n’ai jamais rêvé de faire, même une fois dans ma vie, Hamlet. Je fais les choses, des fois ça marche, des fois non. Et agir ainsi est une manière de réfléchir en fait.
KD : Je crois qu’il y a une autre chose. Et tu l’as dit Joss, c’est qu’en Belgique, nous sommes beaucoup moins liés à une tradition très forte.
JdP :Comme de la dramaturgie, on n’a pas ce point-là.
KD : Donc, comme tu le disais, nous allons chercher ailleurs et nous nous laissons influencer par beaucoup plus de choses différentes. En France, au théâtre, il y a aussi des trucs chouettes et alternatifs, mais on dirait que cela réclame beaucoup plus de travail de se débarrasser de cette institution, de ces traditions.

C’est courageux de travailler sur le thème de l’acteur vieillissant.
JdP : J’ai toujours fait du théâtre avec le matériel qui m’entoure, c’est ma vie. Je ne me sens pas très courageux. Je le sens plus comme une belle solution. J’ai quelques problèmes avec la question du vieillissement, en parler, faire quelque chose avec, mettre l’énergie là-dedans, ça m’aide beaucoup de faire ça. Ce n’est pas une thérapie, mais c’est quand même une manière de réfléchir sur la vie. Je deviens un peu plus vieux et je veux réfléchir là-dessus. Ça fait quoi ? Il y a des bobos, des petites maladies qui vont rester, et avec lesquelles il faut apprendre à vivre.
KD : En fait, c’est une thérapie pour le public aussi. Un truc de partage.
JdP :C’est vrai que sur scène, avec les musiciens, nous représentons trois générations (sourire).
KD : Nous en sommes rendu compte après, que notre trio existait avant le spectacle, depuis cinq ans. Lander Gyselinck (vingt-six ans), le batteur, était un de mes élèves. Je l’ai entendu jouer et j’ai dit : « Waouh! Je veux jouer avec lui ! » Et le trio est né. En rapport à une attirance musicale qui n’avait rien à voir avec l’âge. C’est ce qui est beau avec le jazz, beaucoup plus que dans d’autres mondes. On apprend les uns des autres. Quand j’étais adolescent, je jouais tout le temps avec les vieux musiciens de be-bop.

 

Le jazz est peut-être très transgénérationnel.
KD : Oui, il y a juste une passion commune, et cette transmission orale… Les gens disent : «  C’est beau, ça se ressent sur scène ». Mais nous n’avons pas cherché ça. En plus, Lander Gyselinck nous nourrit énormément avec ce qu’il écoute aujourd’hui, on partage ça. Lui, il profite de mon expérience musicale. Et dans le spectacle, c’est la même chose, il y a un respect énorme de Joss envers Lander et de Lander par rapport à Joss.

 

Pour Lander, c’est un peu normal, vous êtes un grand acteur reconnu, Joss…
JdP : Je n’en sais rien ! (rires). Ce sont des choses que les gens disent et, bien sûr, cela me plaît, mais je ne me lève pas le matin en disant « Woaw, je suis un très grand acteur ! » Non, je vais pisser, et c’est tout.
Vous avez la même humilité que Marcello Mastroianni. Est-ce l’apanage des grands ?
JdP : Il est possible que tu me ressentes grand quand je suis sur scène, là, dans ces quelques mètres carrés au monde qui me plaisent énormément, quand je suis là je me sens bien, je me sens libre, je me sens heureux. Et puis, quand je quitte la scène, je suis dans la merde comme tout le monde.
C’est simple. Mais là, sur scène, c’est save place.
KD : Les grands… Ce sont des gens qui, chaque fois qu’ils montent un spectacle ou une création, se mettent en danger. Ils ne cherchent pas la sécurité. C’est ça les grands.
JdP : Il y a le plaisir aussi…
KD : Il y a plus d’auto dérision dans notre pays. Et en Belgique, il n’y a pas de star system.

Propos recueillis par Marie Anezin

 

An Old Monk était présenté du 26 au 28/11 au Théâtre Joliette Minoterie.
Rens. : 04 91 90 74 28 / www.theatrejoliette.fr