Et si nous perdions l’habitude de penser une exposition artistique comme un passe-temps culturel ou un espace où prenant pour prétexte de s’intéresser à l’art, on y vient surtout pour se faire voir et faire son marché de relations intéressées. Imaginons qu’un nouveau Mai 68 soit passé par là et qu’une tornade poétique nous ait métamorphosés. Nous ne sommes plus des consommateurs. Et là, quelle surprise : les installations vidéo deviennent des barricades érigées contre les assauts de la bêtise humaine, sectaire, identitaire. Soudain, nous devenons des errants prenant le risque d’être bousculés, émus, questionnés.
Cette exposition est agencée sur deux espaces. Celui du bas (Salle des Machines) rassemble des œuvres où le corps est absent. Signe des temps. L’ère de la dématérialisation. Celui d’en haut (R3), observe les corps dans tous leurs états.
Dans quel état sont les corps des êtres humains en ces temps où une partie de l’humanité tolère que ses semblables venus d’ailleurs soient rejetés, parqués, abandonnés aux flots, indésirés… ?
« Où que tu regardes dans les rues / ou les avenues de l’Occident, / ils cheminent : cette processions sacrée / nous regarde et nous traverse. / Maintenant silence. / Que tout s’arrête. / Ils passent. » Niki Giannari, Maria Kourkouta (Des spectres hantent l’Europe).
Nous ne pouvons plus regarder les corps qui gravitent autour de nous comme si de rien était. Cette exposition est une invitation à trouver une posture, à nous déplacer pour trouver un point de vue qui ne nous aveugle pas. Et prendre position.
Interceptor (4’32 – 2018) / Risto-Pekka Blom (Finlande)
En 1989, un anonyme seul interceptait une file de voitures blindées appartenant à des troupes de soldats, au Tiananmen Square à Beijiing en Chine. La veille, une manifestation issue du mouvement étudiant avait été violemment réprimée par l’armée. Dans les démocraties, l’usage de la force et de la brutalité a été progressivement remplacée par une violence de type institutionnelle ; où le pouvoir est entre les mains d’une élite économique poursuivant uniquement ses propres intérêts. La raison d’être et le but du système politique gouvernemental est donc de maintenir au pouvoir ces mêmes puissantes organisations. Avec Intercerptor, l’artiste transpose de manière poétique et universelle cet événement symbolique.
Ode to decrepitude (3’53 – 2017) / Clemence BTD Barret (France / Maroc)
Comme écrivait Simone de Beauvoir « Vivre c’est vieillir. Rien de plus ». Cependant, la tyrannie du jeunisme et sa religion « le culte de l’apparence » règne dans les sociétés dites développées. La vieillesse y est devenue un ennemi dangereux. Un grand merci à Johnny Doyle et Ina Solum, et à Hope et Matthew.
00:02:00:00 (18’20 – 2018) / Hugo Montero (France)
Que représente deux minutes durant un jour de travail ? C’est la question que l’artiste a posé à huit gardiens et gardiennes du Musée d’Art Contemporain de Ljubljana (+MSUM). Lorsque le travail est « simplement d’être présent dans le musée », comment le temps se tisse avec l’espace, les murs blancs, la lumière feutrée ou les néons, les introspections, le public, les légers mouvements et les présences ?
Ex Nihilo (10’48- 2017) / Timo Wright (Finlande)
Ex Nihilo est un court-métrage documentaire et expérimental sur la vie, la mort, et le désir éternel des humains de pouvoir contrôler les deux. L’œuvre raconte trois histoires dissociées en parallèle : l’histoire d’un robot humanoïde, à qui l’on peut implanter le cerveau cryogénisé d’une personne décédée, et que des scientifiques parviennent à faire marcher et conduire un véhicule ; l’histoire d’une Organisation de Cryogénisation dans l’Oregon où tous les cerveaux des humains sont cryogénisés après leur mort dans l’espoir que dans le futur, ils aient gardé leur mémoire et puissent être réutilisés, et enfin, celle de la Réserve Mondiale de Semences de Svalbard en Islande, où les graines de milliers d’espèces végétales sont conservées à de très basse températures . Ces trois histoires représentées dans trois écrans différents, s’entrelacent progressivement, créant alors de nouveaux sens et de nouvelles interprétations possibles.
Wear you all Night (4’37 – 2017) / Sarah Choo Jing (Singapour)
Wear you all Night est un diptyque vidéo, qui dépeint la coexistence dans un même espace de deux personnes différentes, séparées par le cadre de l’image. La scène tournée, dans une chambre d’hôtel, relate un moment du quotidien d’une durée de 4 minutes, où les personnages entre autres se préparent dans la salle de bain. Le potentiel narratif est ici suggéré par les actions simultanées des personnages masculin et féminin, ainsi que par le choix de la composition des plans. Cette double installation vidéo reflète la subjectivité de la caméra dans cette mise en parallèle narrative. La scène présentée est à la fois réarrangée et hyper réaliste, évocatrice d’un certain rapport entre le temps et l’espace ; en effet ces deux personnes ont beau évoluer dans le même lieu, ils ne se croisent pas, et ne se retrouvent jamais réunis dans le même cadre. Ceci met en avant leur double solitude.
Consecutive Breath (12’-2016) / Sarah Choo Jing (Singapour)
Montage de séquences documentaires tournées dans toutes les stations de métro de Hong Kong.
Art of the Rehearsal (2017) Sarah Choo Jing (Singapour)
Là où le théâtre s’arrête commence Art of the Rehearsal ;en français « l’Art de la répétition ». Cette installation immersive géante n’est pas une prestation conventionnelle ; ici l’acte de répéter est plutôt apparenté à une expérience éphémère, capable de transformer n’importe quel espace social en un lieu de théâtre et vice-versa. Au cours de l’exercice de répétition, le théâtre n’est plus en corrélation avec le domaine du voir ou de l’être vu, ni une simple performance spatiale qui exclut la réalité. Il devient plutôt pour le spectateur un espace soumis à une constante immersion, entremêlant construction et déconstruction. Répéter se trouve alors à mi-chemin entre les espaces scéniques et hors-scène, entre le théâtre et la vraie vie. Cette installation vidéo quasi-panoramique nous donne à voir différents danseurs traditionnels aux origines variées s’entraînant dans différentes ruelles des quartiers communautaires de la ville. L’artiste tente de mettre en lumière la détermination sans faille des performers au cours de leurs entraînements répétés et récurrents.
Why do you ask ? (2’ loop – 2017) / Héla Ammar (Tunisie)
Why do you ask ? revient sur la quête d’un futur viable en mettant en scène la réalité et l’utopie, le présent et sa trace. La vidéo présente une série de phrases qui se succèdent au rythme du roulement des vagues.
Envisagés comme des fragments de réponses à une question jamais posée, ces mots tissent entre eux la réalité et les illusions de milliers migrants prêts à sacrifier leur vie pour un ailleurs interdit. Ici leurs mots se substituent à l’image/sujet pour révéler l’étendue du trauma et du politique. (version anglais et arabe, avec traduction en français).
Collective action (7’52 – 2013) / Raoof Dashti (Iran)
On a tous en mémoire des images de victimes et de martyrs étendus sur le sol, les yeux clos, aux corps figés et immobiles. Mais parfois, des gens meurent en étant encore conscients, les yeux grands ouverts. Et bien que le sol soit maculé du rouge de leur sang, personne ne les appelle « martyrs » : parce qu’ils clignent encore des yeux.
Black Sun (32’18 – 2015) / Toni Mestrovic (Croatie)
Black Sun est le nom du cochonnet (du jeu de boules traditionnel boccia de la côte adriatique croate) autour duquel circulent les autres boules. Ce jeu traditionnel méditerranéen, joué par toutes les générations, et notamment par les personnes âgées, fut filmé sur une île, dans un petit village. Il montre des joueurs de tous âges, qui racontent des récits, des identités et des rôles spécifiques à la vie de l’île. Sur ce terrain poussiéreux, les boules font penser à une constellation dynamique de planètes de notre système solaire. Leurs interactions et leurs similitudes (se traversant, se percutant, se touchant ou se ratant) observées en gros plan, sont une évocation de la dynamique spatiale et de la composition sonore.
White saucer: surveillant eye (8’56 – 2018) / Cheryl Pagurek (Canada)
Dans White saucer: surveillant eye, une soucoupe d’époque fait office de lentille par laquelle on peut visionner des extraits projetés de désastres naturels, d’événements mondiaux et des enregistrements par drone des activités journalières d’une femme. La caméra qui suit ses déplacements est positionnée de façon à maintenir, par son angle de prise de vue, l’exactitude des raccords avec les extraits issus des nouvelles et de sources policières et militaires. Le privé et le public s’entrechoquent dans ce regard porté par la perspective aérienne, omniscience coïncidant avec celle des réseaux électroniques de surveillance et de collection de données qui surveillent et capturent nos communications, nos transactions et nos emplacements journaliers.
Host Sapiens (15’21 – 2018) / Mox Mäkelä (Finlande)
L’extinction de masse est là. Nos assiettes seront bientôt plus grosses que notre planète. Nous allons devoir assumer les conséquences de nos choix et de nos actes.
Partenza (9’22 – 2016) / Renata Poljak (Croatie)
Partenza est l’expression de l’insécurité globale inhérente à notre société contemporaine, et évoque la fragilité de l’existence humaine. Métaphoriquement, cette œuvre fait allusion aux départs, à l’attente et à la séparation, engendrés par les différentes migrations. Au début du 20ème siècle, il était habituel, bien que traumatisant, pour les hommes de quitter leurs îles Croates natales, à cause des famines et de la pauvreté. L’une de ces tragédies provient de l’histoire familiale de l’auteure. Pour ce film, l’artiste s’est inspirée de la vie de son arrière-grand-mère, qui vivait sur l’île de Brač, dont le mari était alors parti au Chili chercher du travail pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. Comme bien d’autres femmes de l’île, son arrière-grand-mère attendit le retour de son mari toute sa vie, bien que, comme beaucoup d’autres hommes, il ne rentra jamais. Le mot « partenza » (départ en italien), est utilisé dans beaucoup de dialectes des îles croates, et il fait référence également aux dernières tragédies des migrants sur la côte italienne. L’artiste met en relation ces événements pour nous rappeler qu’il n’y a pas si longtemps nous étions tous loger à la même enseigne.
Sensory Gating Undone (15’ – 2018) / Majd Alloush (Syrie – Emirats Arabes Unis)
Si une mouche se cognait en plein vol contre la vitre, vous l’entendriez, mais vous ne vous souviendriez probablement pas de cet événement singulier. « L’effet Cocktail Party » désigne un phénomène de Psychoacoustique qui repose sur notre capacité à diriger notre attention auditive sur quelque chose en particulier, comme par exemple être capable de suivre une conversation malgré un environnement sonore bruyant, tout en restant attentif aux autres signaux sonores. Ce phénomène joue donc un rôle essentiel dans nos vies, mais que se passerait-il si l’intelligence humaine n’avait développé une telle capacité ? Notre cerveau nous empêche d’atteindre un point de non-retour vers la Folie. Et si nous avions le contrôle sur ce que notre mémoire sensorielle efface ou enregistre, serions nous justes, impartiaux dans nos jugements ? Sommes-nous des êtres rationnels ou le produit d’une routine ?
Avec cette œuvre, Sensory Gating undone, (sensations inachevées), l’artiste déconstruit le naturel, et incarne le cerveau humain à travers une vidéo-performance impressionnante : un performer emmitouflé dans un sac plastique géant s’acharne à lire et à respirer, ballotté par les flots.
Cut my Tongue and Lips (12’ – 2018) / Farhana Islam Tani (Bangladesh)
L’artiste dans son installation vidéo parle du silence imposé aux femmes, de la dépossession de leurs propres corps, et des traumatismes engendrés. Sous l’influence écrasante des stigmatisations sociales et religieuses, elle a pu elle-même souvent ressentir une certaine dissociation entre son corps et son esprit. A travers son travail artistique, elle questionne ce que c’est d’avoir une identité fragmentée en tant que femme, et d’être en prise avec des voix et des pensées aux raisonnements incohérents. Son installation est présentée comme un espace contrôlé où elle peut manipuler la lumière et le son. Elle utilise des matériaux et des gestes qui font allusion à la culture sociale et religieuse du Bangladesh. La projection sur des morceaux de miroirs brisés permet alors la défragmentation de sa vidéo originale, indice révélateur d’une identité schizophrénique. De plus, en tressant et dé-tressant ses cheveux, l’artiste raconte métaphoriquement le contrôle, ou tout au moins les restrictions, de la liberté des femmes au Bangladesh.
Women must be beautiful, Women must be hidden (13’12 – 2017) / Vatankhah Parya (Iran – France)
Dans ce travail l’artiste questionne la situation des femmes et de leurs libertés dans la société contemporaine iranienne. Au cours de cette performance, dans un acte de répétition, elle met et remet le voile. Ce geste répétitif est un mélange de souvenirs et de souffrances qui l’ont accompagnée toute sa vie depuis l’âge de 7 ans. Au cours de sa performance, elle commence avec des mouvements calmes et résignés, puis, en parallèle avec des sons de manifestations politiques féministes, et d’arrestations de femmes iraniennes qui refusaient de porter le voile, ses mouvements se font alors de plus en plus saccadés, torturés, étouffants.
[‘penthaus] (3’54 – 2017) / Yefeng Wang (Chine – USA)
Dans un ancien manuscrit chinois intitulé le “Nouveau récit des contes du monde”, un passage parle d’un poète ivre du nom de Liu Ling, qui raconte des bobards, complètement bourré et à poil dans sa maison : « L’univers est ma demeure, et ma demeure est mon caleçon ! ». D’après l’artiste ; cette histoire absurde et le délire du poète illustrent bien à eux-seuls notre relation au Monde. Dans son œuvre [’penthaus], l’artiste recrée une sorte de maison virtuelle métaphorique faisant allusion à ce conte, avec des représentations en 3D d’une paire de jean et d’objets du quotidien. Il crée un cochon sans pattes-arrières, et pose allégoriquement cette question : quel lien obscur existe-t-il dans cette fable entre la maison, l’univers, et un pantalon ? Est ce que le poète, à l’image de ce cochon sans-pattes, n’a en réalité pas d’autres choix que de vivre dans un univers qu’il ne pourra jamais porter, qui ne lui siéra jamais ?
Post Apocalypse Dream (8’23 – 2017) / QIn Tan (Chine)
Post Apocalypse Dream rassemble dans une sorte de collage numérique en mouvement des séquences enregistrées, des images virtuelles, des sons, dans le but de représenter un univers post-apocalyptique, où les humains n’existent plus, mais dont les traces qu’ils ont laissées subsistent. Cet univers fantasque, entremêlé de sanctuaires religieux, de paysages de nature, d’œuvres d’art du passé, d’objets et d’outils créés par les humains, forme alors un nouveau paysage digital : absurde, fictionnel, et inhabité. Cette narration visuelle s’inspire des peintures traditionnelles chinoises à l’encre et des rouleaux manuscrits anciens, révélant des détails du paysage au moyen d’un plan panoramique de gauche à droite de huit minutes.
Pauline Puaux