Histoire(s) de René L.

Images, documents, archives... Œuvres de Michel Foucault, Geroges Perec, Frantz Fanon, Fernand Pouillon, Sol LeWitt, Étienne Martin, Fernand Léger et Germaine Richier.

Hétérotopies contrariées

Ce sont sur ces tas de papiers « à jeter », ces strates délaissées, que notre regard a buté un jour de visite de bâtiments asilaires destinés à la destruction. La grande pièce qui avait été pendant un siècle un dortoir collectif d’agIités est devenue le réceptacle d’un ensemble de cartons. Là, contre un mur de cette salle de cet hôpital psychiatrique, nous avons trouvé d’épais rouleaux de papiers. Lorsque nous avons déroulé ces feuilles, sont apparus des dizaines de dessins, les uns tracés seulement au crayon noir, les autres coloriés consciencieusement.

Qu’étaient ces dessins ? Le produit d’un atelier thérapeutique ? Des œuvres d’art brut ? Des archives ? Des signes énigmatiques laissés par un individu se prénommant René – chacun des dessins était signé.

René Louis L. est né à Perregaux (Oran) le 16 mai 1920. Ses grands-parents ont quitté l’Alsace en 1870 à la suite de la défaite et sont partis s’installer dans l’Oranais. René a passé toute son enfance dans cette petite communauté coloniale. Mais passé la vingtaine, il est hospitalisé de manière quasi ininterrompue dans différents établissements en Algérie – dont l’hôpital régional d’Orléansville puis celui de Blida – pour des troubles mentaux, relevant de la catégorie de la schizophrénie. En 1963, plus d’un an après l’indépendance, il est rapatrié avec plus de cent cinquante autres malades, hommes et femmes psychiatrisés à l’hôpital de Blida, vers l’hôpital psychiatrique privé du Bon-Sauveur à Picauville dans la Manche. Le certificat d’entrée précise : « Délire chronique de structure imprécise à thème hypocondriaque ». René L. demeure tout le reste de sa vie à Picauville.

De René ne nous reste que cette quarantaine de dessins ; quel texte composent-ils ?
Une exposition pour résoudre l’énigme. Partir à la recherche de René L. Non dans les archives de l’état civil ou des institutions psychiatriques, mais dans l’Histoire, la grande. Celle qui fait l’objet de traités, celle qui dessine les villes, celle qui détermine nos existences.
Inventer René à partir des images, des documents, des archives, des œuvres. Ne pas avoir peur d’accrochages fragiles, d’associations improbables. Risquer l’histoire ; suivre René L. Et peut-être, de trace en trace, explorer une autre mémoire de notre présent.
 
On y croisera notamment le philosophe Michel Foucault, l’écrivain Georges Perec, le psychiatre Frantz Fanon ou encore l’architecte Fernand Pouillon, mais aussi des œuvres de Sol LeWitt, Étienne Martin, Fernand Léger, et Germaine Richier.

– Commissaires : Philippe Artières, historien, directeur de recherches au CNRS (Iris, EHESS, Paris-Condorcet), et Béatrice Didier, co-directrice du Point du Jour, centre d’art, éditrice et enseignante
– Scénographe : FREAKS, agence d’architecture et de scénographie


Mucem - Fort Saint Jean
Jusqu'au 8/05 - Tlj (sf mar) 10h-19h
7,50/11 € (billet famille : 18 €). Gratuit le 1er dimanche de chaque mois
www.mucem.org
7 promenade Robert Laffont - Esplanade du J4
13002 Marseille
04 84 35 13 13

Article paru le mercredi 2 mars 2022 dans Ventilo n° 459

Histoire(s) de René L. au Mucem

René renaît

 

Décidément, le programme d’expositions du Mucem pour sa saison 2021-2022 est une véritable réussite. La petite dernière, Histoire(s) de René L., hétérotopies contrariées, vous attend au Fort Saint-Jean. Et elle n’a rien à envier à ses grandes sœurs !

    Avez-vous déjà visité le cerveau d’un chercheur ? Non, bien sûr que non… ça ne se fait pas ! Et pourtant, c’est l’impression que vous aurez en sortant de cette exposition. Il faut dire que les deux commissaires, Béatrice Didier et Philippe Artières, sont issus du milieu universitaire et de la recherche : la scénographie de l’accrochage reproduit à merveille ce bouillonnement intellectuel qui stimule l’enquête documentaire, un voyage au cours duquel on s’égare, parfois, pour se retrouver sans cesse sur des chemins inattendus qui ouvrent d’étonnantes perspectives. C’est un autre cerveau, celui de René L., diagnostiqué schizophrène à l’âge de 21 ans, qui a donné vie au projet. Ses dessins, retrouvés dans les archives oubliées des hôpitaux psychiatriques où il a été interné jusqu’à sa mort, sont présentés sous forme de frise, qui court sur les quatre murs de la salle, et servent de guide aux visiteurs. Curieux fil d’Ariane que cet esprit labyrinthique, où les formes géométriques reviennent de manière obsédante. Ce n’est que le point de départ : le but de l’exposition est en effet de mettre en scène le parallèle entre une mémoire individuelle, marginalisée par la société, et une mémoire collective, celle de l’histoire de France, depuis la colonisation de l’Algérie jusqu’à la fin des années 1960. On se rend compte alors de l’impossible parcours linéaire que l’on avait d’abord cru pouvoir suivre, tant « petite » et « grande » histoire(s) se répondent. C’est ce gigantesque jeu d’échos qui s’offre au visiteur : les dessins du patient appellent d’abord une réflexion sur le lieu et sur l’espace avec ce motif récurrent de la maison et des bâtiments. L’architecte silencieux des hôpitaux d’Orléansville, de Joinville-Bilda et de Picauville, convoque les figures tutélaires de Le Corbusier et Pouillon, dont nous (re)découvrons des plans, maquettes et autres écrits. Ce sont ensuite les lieux imaginaires qui surgissent, à travers des manuscrits de George Pérec, esquissant la sinistre île de W, ou la réflexion philosophique de Michel Foucault, dont la voix, ressuscitée par un ingénieux dispositif de « douches sonores », nous explique le concept d’hétérotopies. Car ce sont bien ces lieux parallèles (mais réalisés, contrairement aux utopies), ces « contre-emplacements » insérés dans un espace commun dont ils contestent les règles et les principes, qui balisent l’histoire de France à travers celle de René L. L’hétérotopie du bateau, à travers l’histoire du paquebot France, incarne un lieu perdu au milieu des océans, en route vers d’autres lieux, et, pourquoi pas, un nouveau territoire. L’hétérotopie de la colonie est interrogée à travers un vaste ensemble de documents, depuis le fantasme conquérant de la fin du 19e siècle, jusqu’au traumatisme de la guerre d’indépendance après laquelle de nombreux Français sont rapatriés, sur de plus tristes navires, et René L. avec « les derniers des derniers ». Un film documentaire rassemble les témoignages d’enfants algériens réfugiés en Tunisie, à travers leurs dessins. Sublime. Apparaît en creux l’histoire de la psychiatrie, des thèses racistes d’Antoine Porot à Fantz Fanon, qui occupa un poste de médecin-chef à l’hôpital algérien de Joinville-Bilda où il croisera René L., avant de démissionner pour se concentrer sur la lutte anticoloniale. Le lien est fait avec l’hétérotopie de l’asile, surgie de photographies glaçantes d’hôpitaux, d’émouvants dessins thérapeutiques ou encore du Modular Cube de Sol LeWitt, structure cubique évoquant tout à la fois la cage de l’aliéné et la barre d’immeuble. Nous voilà revenus à l’hétérotopie de l’habitat collectif, à travers l’exemple du village olympique de Grenoble à l’hiver 1968. René L. assiste aux J.O comme des millions de ses compatriotes, mais lui en tirera des plans d’installations sportives qu’il adressera, vingt ans plus tard, à François Mitterrand. Il est difficile de raconter cette exposition ou, pire, de la résumer, tant elle échappe à nos réflexes rassurants de lecture linéaire et structurée. Prenez le temps de vous laisser ballotter. Seule certitude : c’est une expérience à ne surtout pas rater !  

Antoine Nicoud-Morabito

   

Histoire(s) de René L. : jusqu’au 8/05 au Mucem – Fort Saint-Jean (7 promenade Robert Laffont, 2e).

Rens. : www.mucem.org