Bleu, blanc, rouge. Quand l’art travaille l’école

Installations d'Arnaud Théval et Florence Lloret, réunies sous le regard porté par le philosophe Alain Kerlan. Prog. : Lieux Fictifs

Les installations des artistes Arnaud Théval et Florence Lloret réunies dans cette exposition et le regard porté par le philosophe Alain Kerlan sur leurs œuvres et leurs démarches invitent le visiteur à s’interroger sur ce que peut produire l’art quand il travaille l’école. Dans ce triptyque, chacun vient agiter à sa manière l’institution scolaire en interrogeant ses enjeux politiques et existentiels.

 

« En 2019, le plasticien Éric Baudelaire se voyait attribuer le prix Marcel Duchamp, pour son installation Tu peux prendre ton temps, articulée autour d’un long métrage, réalisée en complicité avec… une vingtaine d’élèves d’un collège de Seine-Saint-Denis. En 2004, l’artiste chinois Xu Bing, dans le cadre de Forest Project (2004), luttant contre la déforestation, avait choisi d’aller à la rencontre… d’enfants des écoles, au Kenya.

Ces deux faits ne sont en rien de simples épiphénomènes dans l’actualité artistique. Ils marquent tout au contraire un carrefour significatif dans les développements de l’art contemporain : celui où se croisent les chemins de l’art et ceux de l’école, de l’enfance, de l’éducation. C’est à ce carrefour que prennent place le travail de Florence Lioret et celui d’Arnaud Theval.

Les raisons esthétiques, politiques, éducatives pour lesquelles cette rencontre s’effectue aujourd’hui  – au point qu’une histoire ou un panorama de l’art contemporain ne saurait l’ignorer sans faillir – sont diverses et complexes. Comme sont diverses les manières dont les artistes s’y engagent et y engagent leur œuvre et leur démarche.

Celles de Florence Lloret et de Théval ont une perspective commune, même si les chemins empruntés peuvent différer : leur sujet. Il faut entendre ce terme au sens qui est le sien dans le vocabulaire esthétique, en lui conservant sa double signification : ce sur quoi « porte » l’œuvre, ce dont elle « traite » et la manière dont elle le fait, mais aussi ce sujet qu’est l’artiste lui-même engagé dans ce dont il parle.

Ce sujet qu’ont en commun les deux installations, comment le désigner, le nommer ? La formulation qui s’en approche le plus pourrait être : la condition scolaire. À condition de bien y entendre comment résonne en elle cette autre expression : condition humaine. Oui, il faut parler de condition scolaire comme on parle, par exemple, de condition carcérale, renvoyant à l’assujettissement de l’individu pris dans l’ensemble des dimensions spatiales et temporelles du dispositif, mais aussi à un horizon normatif, celui de l’humanité comme valeur.

On s’égarerait toutefois à ne voir là que reprise d’une dénonciation de ce que certains pédagogues appartenant au courant de la pédagogie institutionnelle, comme Fernand Oury, avait nommé en leur temps l’école-caserne. Le regard que portent sur l’école Florence Lloret et Arnaud Théval et leurs façons de l’interroger ne se tiennent pas sur le seul registre sociologique ou institutionnel : ils relèvent aussi d’une dimension existentielle. Les philosophes qui s’intéressent sérieusement à l’éducation s’accordent à faire reposer toute pensée éducative sur un fait, un fait ontologique : l’être humain existe en formation. Le fait de se former est une dimension constitutive de l’existence humaine. Avoir cela en tête conduit à regarder autrement l’institution scolaire, ses élèves et ses maîtres. Chacune des deux installations réunies dans cette exposition démontre que Florence Lloret comme Arnaud Théval prennent pleinement au sérieux ce fait indissociablement ontologique et institutionnel, et l’interrogent en tant que tel. Ils regardent l’institution scolaire comme cet espace-temps institué ou existent des êtres dans leur condition d’être en formation. »

— Alain Kerlan
Philosophe

 

Arnaud Théval travaille depuis une vingtaine d’années sur et dans les institutions publiques. L’implication des personnes dans ses dispositifs est un acte politique nourrissant son processus de recherche autour des enjeux de places et de représentations des un·e·s et des autres dans leurs organisations sociales. Entre enquête, rencontre et mise en récit, son processus croise des démarches anthropologiques, documentaires et philosophiques. Un processus long dans lequel chaque moment, depuis la rencontre avec les enjeux spécifiques que posent les relations des personnes à l’institution et des interactions avec l’artiste, constitue l’œuvre et entraîne la création d’un espace inédit agitant sans relâche la dimension politique de l’art.

Florence Lloret est réalisatrice, auteure de plusieurs films documentaires. Elle s’installe à Marseille en 1998 et filme la ville à hauteur des enfants. En 2005, elle participe à la fondation du Théâtre la Cité et développe jusqu’en 2020 un programme de résidences d’artistes au sein d’établissements scolaires de la ville. Elle y associe édition de ressources, conférences et formations professionnelles. Elle est l’auteure de « À l’abri de la forêt », livre-film sur deux expériences de création dans une école primaire et un collège de Marseille en collaboration avec le poète Patrick Laupin. Avec « L’école rêveries », sa dernière réalisation, elle fait basculer l’école de cadre à sujet d’une nouvelle création.

Alain Kerlan est philosophe, professeur des universités honoraire à l’université Lumière Lyon 2, où il a exercé les fonctions de directeur de l’Institut des Sciences et des Pratiques d’Éducation et de Formation (ISPEF). Fondateur au sein du laboratoire Éducation Cultures Politiques du pôle de recherche « Politiques de l’art et de la culture en éducation et en formation », et chercheur associé au Laboratoire de Recherche en Philosophie Pratique et Appliquée (Université de Rhodes),  son travail se situe aux carrefours de la philosophie, de l’art et de l’éducation. En complicité avec quelques artistes, il est engagé aujourd’hui dans des expériences de résidences et de performances artistiques et philosophiques où se poursuit l’exploration de ces carrefours. Dernier ouvrage paru : Éducation esthétique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout, Postface de Robin Renucci, Paris, Hermann, juillet 2021.


Galerie de tous les possibles / Friche La Belle de Mai
Jusqu'au 9/01 - Lun 11h-18h + mar-sam 11h-19h + dim 13h-19h
Entrée libre
www.lafriche.org
41 rue Jobin
Friche La Belle de Mai
13003 Marseille

Article paru le mercredi 15 dcembre 2021 dans Ventilo n° 456

Bleu, blanc, rouge. Quand l’art travaille l’école à la Salle des Machines

Cas d’école

 

On connait Lieux Fictifs pour ses actions en milieu carcéral depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, c’est à l’école que le laboratoire de recherche cinématographique s’intéresse, ce haut lieu plutôt fermé où se jouent aussi de nombreux enjeux sociétaux.

En convoquant le philosophe Alain Kerlan, l’association prend la parole et la donne aux jeunes, nous offrant ainsi la possibilité de les considérer sans voyeurisme et leur permettant de se regarder enfin devenir, au moyen de deux installations de Florence Lloret et d’Arnaud Théval.

    Jusque dans la situation d’exposition, on pourrait y lire l’intention. Au fond de la Salle des Machines, la librairie de la Friche, on peut voir les deux œuvres en entrée libre. Quelques cartels, des chaises d’école disséminées. La première œuvre, signée Arnaud Théval, placarde de belles et grandes images de jeunes en bleus de travail, qu’ils ont choisi de composer avec l’artiste, eux qui sont d’une filière pro en plasturgie, eux qui frôlent les murs quand ils croisent le regard des autres lycéennes dans la cour de leur bahut. C’est que, même en 2021, il n’est pas évident d’être celui qui a été orienté en filière professionnelle. Ces jeunes en devenir n’ont pas encore acquis la fierté de l’ouvrier, qui revendique sa force de travail comme autant de valeur. Ils sont en train de devenir. Ils avancent avec leurs baskets à la mode, leur univers archi-looké par les grandes marques, et n’ont pas le choix d’endosser leur habit de travail. Emmenés par l’artiste dans des situations performatives, il en résulte des jeux vidéo façon flipper décalé mais surtout des images fortes, posées, où les regards et les postures en disent long, à la limite de la défiance face à l’objectif. C’est indéniablement fort. Le travail réalisé par Florence Lloret, en collaboration avec la metteuse en scène marseillaise Julie de Villeneuve, est d’une toute autre facture, qu’on pourrait qualifier de plus douce. Elle présente un film composé en sept tableaux. Dans une veine foucaldienne, la cinéaste a choisi de présenter, à rebours du cadre institutionnel souvent étriqué dans lequel se trouve coincée l’école, l’hétérotopie de ce lieu, en filmant des professeurs et des élèves en train de coexister, de se parler, replaçant l’émancipation du devenir-sujet au cœur de la mission d’éducation. « Éduquer, c’est aider l’autre à devenir sujet », rappelle le philosophe Alain Kerlan qui, tel un commissaire d’exposition, a réuni ces deux œuvres à peine son dernier ouvrage fraîchement sorti (Éducation artistique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout). Dans le film de Lloret, nous sommes touchés par la progression mélodieuse de ces jeunes filmés pendant un an au lycée professionnel Ampère de Marseille, qui flotte entre gros plans sur les visages, les détails, les ralentis. Différents tableaux se succèdent, qui, des images d’un ennui visible des jeunes en cours jusqu’à une valse hors du temps entre des chaises et des profs, nous rappellent à quel point l’art à l’école peut faire œuvre, et combien le regard nouveau posé par l’artiste sur les élèves fait réfléchir aussi bien ces derniers que leurs enseignants sur eux-mêmes, en décalant les perspectives et les contextes de regard. Les langues se délient, les pensées s’échangent, à bâtons rompus entre élèves et/ou professeurs ou dans des discours plus solennels et plus construits au cours d’un banquet au jus d’orange, où parfois les mots manquent encore à ceux qui espèrent. Ici, l’homme n’est pas qu’homo sapiens, ni homo faber, ni encore homo economicus : il est « homo estheticus, dans un rapport désintéressé et sensible que nous avons au monde, où seule l’émotion esthétique fait sens à celui-ci. » (Alain Kerlan) Au-delà d’une dénonciation de l’invisibilité de ceux qu’on ne regarde ni quand ils deviennent des pros, ni même quand ils sont en train de devenir des hommes, l’exposition Bleu, Blanc Rouge. Quand l’art travaille l’école réunit deux œuvres fortes pour qui prendra la peine et le temps de s’y frotter, et qui veut s’unir à ce qui l’entoure. En permettant une approche anthropologique, nourrie et réfléchie sur le devenir d’une jeunesse, elle n’oublie surtout jamais la dimension sensible, bien au-delà d’une empathie condescendante de mauvais aloi. « L'être humain existe en formation. Le fait de se former est une dimension constitutive de l'existence humaine. Avoir cela en tête conduit à regarder autrement l’institution scolaire, ses élèves et ses maîtres », nous rappelle Kerlan. Et nous l’en remercions.  

Joanna Selvidès

   

Bleu, blanc, rouge. Quand l’art travaille l’école : jusqu’au 9/01/2022 à la Salle des Machines (Friche La Belle de Mai, 41 rue Jobin, 3e).

Rens. : www.lafriche.org / www.lieuxfictifs.org/