Effondrements / Soulèvements

20 installations vidéos internationales

"Le 5 novembre 2018, des maisons du centre ville de Marseille se sont effondrées. Huit habitants ont péri. Ce n'est ni la pluie ni la fatalité qui sont à l'origine de ce drame. Cette tragédie locale nous invite à penser l'état du monde actuel où les ruines et les morts ne manquent pas. Une question surgit alors : le monde peut-t-il changer de base ? Ce qui caractérise les artistes vidéo de ces dernières années, c'est leur capacité à saisir l'état du monde dans ses complexités, en ne se contentant pas de le donner à voir tel qu'il apparaît à l'image, mais en participant à sa transformation. L'art vidéo capte les effondrements et échafaude de nouveaux possibles. Quand chutent les briques du vieux monde, l'art est le rebond."

Je me soigne, tu te soignes, il se soigne, nous allons mourir (20’ – 2019) / Parya Vatankhah (Iran)
Ce travail est une réaction face à la violence que l’humanité subit et aux difficultés de guérison après des expériences douloureuses. Depuis le nouvel an Iranien, le 21 mars 2019, des pluies diluviennes ont frappé plusieurs régions, provoquant des inondations sans précédent dans plus de 100 villes et villages, amplifiées par la gestion désastreuse des infrastructures et des voies navigables ces dernières années. Le Président Rohani, par la négation complète du problème, illustre le décalage entre les souffrances du peuple et le pouvoir en place, en affirmant de manière irresponsable que « la pluie est un cadeau de dieu, que celui-ci va dédommager ceux qui ont tout perdu ».

 Synchronie (5’15 en boucle – 2018) / Fabrice Pichat (Belgique)
Synchronie montre les effets d’un réglage consistant à faire varier la fréquence de passage d’un objet jusqu’à que celui-ci coïncide avec la fréquence de prise de vue de la caméra. Une définition récente d’artefact, venant du domaine de l’imagerie assistée par ordinateur, est l’apparition d’une erreur, un leurre perceptuel ne provenant pas de l’objet observé mais de la technologie d’observation elle même.

Tombe (avec les mots) (18’ – 2000) / Robert Cahen (France)
Tombe (avec les mots) est une projection classique d’une image verticale encadrée, tel un tableau. Des mots, expressions, lettres, entrent dans le champ visuel, se déplacent lentement et tombent de haut en bas, comme dans une sorte d’apesanteur, ralentis par leur déplacement dans un élément liquide. L’idée du passage une fois encore hante ce travail, mais ici, augmentée d’une émotion particulière et mortifère, émotion contenue déjà dans l’intitulé de l’œuvre “Tombe”.

Marche de la colère (2018) / Brut TV (France)
Bergen à Oslo (7h14’- 2009) / NRK (Norvège)
Le visiteur sera peut-être surpris de se retrouver face à deux émissions de télévision accolées dans une exposition artistique. L’une (Marche de la colère ) est le fruit d’un média (Brut TV) qui diffuse en direct depuis le cœur des événements, comme ici une manifestation à Marseille en novembre 2018 suite à l’effondrement de deux immeubles ayant causé huit morts. L’autre (De Bergen à Oslo) est un voyage méditatif de 7h14 (Slow TV) depuis l’œil d’un train. Un des plus long travelling de l’histoire du cinéma. 
A elles deux, ces œuvres démontrent que la télévision est un des rares dispositifs audiovisuels à sans cesse renouveler ses formes en usant de ses spécificités. La télévision est somptueuse quand elle s’émancipe du cinéma, du théâtre ou de la littérature. L’art vidéo est sa fille débauchée.

Sanctuary (7’ – 2019) / Marcantonio Lunardi (Italie)
Les métiers et l’artisanat traditionnels sont comme une enclave dans le cours de l’Histoire, et c’est précisément cette singularité qui permet de les isoler comme des entités à part. Ce sont des bulles de temps dans lesquelles les mouvements ou les gestes acquièrent une dimension ancestrale. Elles restituent des traditions ancestrales qui ne survivent que grâce aux mains et aux yeux de ceux qui les pratiquent encore. Quelques sanctuaires présentent ces artisans comme s’ils étaient des curiosités, avant leur disparition totale, ultimes représentants de ces traditions.

Les traversants (2017) / Nicolas Clauss (France) Film 7’41 et 37’
Au début il y a les conteneurs, la marchandise et l’échelle démesurée du port du Havre, puis le métal qui trace son sillon dans un tunnel de mer et de ciel. Dans ce tunnel, des gros plans, les regards caméra des marins, traversent. Durant l’automne 2016, la compagnie de transport maritime MARFRET a accueilli Nicolas Clauss en résidence à bord du Marfret Guyane, porteconteneurs de 176 mètres d’une capacité de 1 700 conteneurs, au départ du Havre et à destination de Saint-Martin ; la traversée a duré 10 jours. Ce n’est pas la destination mais le mouvement incessant du navire qui importe, c’est le flux de marchandises, le télescopage des échelles, l’économie globalisée et ces regards singuliers.

Worldwild Protests 1979 – 2013 (2’19 – 2013) / John Beieler (USA)
Atlas des soulèvements, mois par mois, dans le monde de 1979 à 2013.

Body All Eyes (14’39 – 2018) / Saara Ekström (Finlande)
Body All Eyes est un requiem pour les vastes cieux dans lesquels les mythes archaïques de voyages à travers le temps et l’espace, entrent en collision avec un monde technologique et pragmatique. Il montre une stratosphère faite d’avions, de drones et de satellites de surveillance omniscients tels des yeux omniprésents – un privilège qui, il fût un temps, n’appartenait qu’aux dieux et à leurs messagers, les oiseaux. Dans ce film tourné avec une pellicule 8mm, le surnaturel, le mécanique, le corporel et le transcendantal se confrontent et se mêlent. Un acrobate masqué, créant un échange performatif entre l’Homme et l’animal, guide le spectateur à travers un torrent d’images vers un monde mystérieux qui ondule en apesanteur entre le ciel et la terre.

Spill (12’34 – 2018) / Grzegorz Stefanski (Pologne – GB)
Spill est une installation vidéo multi-écran qui se concentre sur la fraction de seconde d’inertie qui précède la chute d’un corps humain. Une fraction de seconde que le réalisateur étire pendant une dizaine de secondes. Les images saisissent cet instant de relâchement où le corps perd tout contrôle. L’installation oscille entre film et photographie, inspirant une réflexion sur la signification de la chute dans nos cultures contemporaines où la virilité est une valeur vantée. Elle peut aussi s’interpréter comme une métaphore de l’état du monde actuel où l’on voit tomber des gouvernements, des banques faire faillite, des immeubles s’écrouler ainsi que des systèmes juridiques tout entier.

Space Invader (3’51 – 2018) / Nelio Costa (Brésil) 
Un intrus envahit un territoire sur lequel jouent des enfants. Soudain, ils se mettent à le défier.

The Rebirth of IQHAWE (5’30 – 2017/19) / Nicola Pilkington & Oupa Sibeko (Afrique du Sud) 
Dans sa forme le butô s’opposait fortement à l’influence occidentale du ballet classique et de la danse moderne rnais aussi aux formes artistiques traditionnelles du Japon comme le Nô ou le Kabuki. Cette danse moderne provoqua un véritable choc, surgissant 14 ans après Hiroshima et Nagasaki, 14 ans après le traumatisme de la défaite de 1945 qui fut vécu comme un cataclysme politique, économique, social et culturel.) Le film explore les possibilités d’hybridation de la pratique du mouvement *IQHAWE avec la forme d’un film : fragmenter, coller et re-figurer le corps dans le temps et l’espace pour tenter de saisir l’énergie qui traverse l’expression du corps dansant, comme s’il était composé de cendre et de cristal.
*iQhawe signifie “guerrier” en Sotho, la langue d’origine du danseur Oupa Sibeko. IQHAWE est le personnage auquel Oupa Sibeko donne vie dans chacune de ses danses. 

Inextricable (4’39 – 2008) / Mozhgan Erfani (Iran / France) 
La vidéo Inextricable présente l’invocation d’un groupe de cinq femmes. Microcosme d’un univers multiple formant un pentagramme qui selon Pythagore symbolise l’harmonie, la beauté et la santé, en opposition totale avec la frénésie destructrice et jouissive de ces cinq femmes-éléments, l’air, la terre, le feu, l’eau et l’esprit. Une hystérie dévastatrice aboutissant à un nouvel éveil perpétuel. Le mot « Khafaqan » qu’elles prononcent en persan signifie suffoquant, oppressant. Le même mot existe aussi en arabe pour désigner le battement du cœur.

Habitat spontané 2 (1’55 – 2017) / Guillaume Martial (France)
L’habitat spontané en Guyane, région et département français d’Amérique du sud, est le nom donné aux abris précaires non officiels créés par les populations pour se loger. Dans une narration visuelle fictive et décalée, l’habitat spontané est détourné par un jeu de voltige. Un personnage-oiseau, inspiré de l’ibis rouge emblématique de la Guyane, explore le territoire naturel et tente de se fabriquer un nouvel espace habitable comme échappatoire à l’urbanisation croissante. L’habitat spontané nouvellement créé se transforme en espace de liberté imaginaire, burlesque et poétique. 

The present Condition (20’20 – 2018) / Albert Merino (Espagne / France)
Les paysages de The Present Condition dérivent d’un voyage de plus de 15 000km par la route que l’artiste a réalisé afin de connecter les deux extrêmes du continent Sud américain. Une atmosphère surréaliste dans laquelle le réel et l’imaginaire se croisent, imprègne la vidéo. L’intimité, le désir, le travail, le capitalisme sauvage qui érige des cathédrales dans le désert, la bureaucratie perverse et la mise en place de frontière sont quelques uns des différents éléments et concepts qui se mélangent dans une éclatante mosaïque visuelle évocatrice. Qu’est-ce qu’un territoire? Que constitue une frontière? Quelles en sont les limites? Comment sont-elles construites et à quelles volontés sont-elles soumises? Cette video de Merino nous donne un sentiment d’étrangeté – une série d’apparente questions isolées et complexes – mais dans le même temps elle nous conduit à nous percevoir comme étant acteurs d’un voyage collectif à travers l’inconnu. 

The Birder (4’ – 2018) / Grace Schwindt (GB)
The Birder s’intéresse à la fragilité dans un monde conduit par la logique capitaliste. Dans une société capitaliste, il est facile d’oublier que les corps sont vulnérables et la mort semble ne pas exister – jusqu’à ce qu’elle arrive. Le film est basé sur une conversation avec l’ornithologue Martin Heubeck, qui travaille dans un phare des îles Shetland et qui surveille la population d’oiseaux marins depuis que l’industrie pétrolière est arrivée aux Shetland à la fin des années 1970.  Le film dépeint le dilemme de cet homme, dont l’amour et l’attachement pour les oiseaux le rendent involontairement acteur d’une industrie qui considère leur corps (mort ou vivant) comme un instrument de mesure de l’efficacité du capitalisme. 

Flame (15′ – 2018) / Sami van Ingen (Finlande)
Un mélodrame fragmenté reposant sur quelques photogrammes abîmés des dernières minutes de la seule bobine qui reste du long métrage Silja – Fallen Asleep When Young (1937) du réalisateur Teuvo Tulio. Toutes les copies et le négatif du film furent détruits en 1959 lorsqu’un incendie a ravagé le studio où ils se trouvaient. Mais une courte séquence issue du milieu du film a été découverte à la Cinémathèque française, à Paris, en 2015.

ADAM & EVE / EVE & ADAM (23’21 – 2017) / Klaus Verscheure & Tom McRae (Belgique / GB)
Cette installation remet en cause le mythe tenace de ce couple idéal à l’origine de toute l’humanité, constitué d’un homme et d’une femme : Adam et Eve. Tous deux servent de modèle pour toutes les familles « normalement » constituées. Mais peut-on se fier aux apparences des sexes physiologiques ? Naissons-nous femme ou homme, ou bien le devenons-nous par choix ou par nécessité ?


Tour-Panorama / Friche La Belle de Mai
Mer-ven 14h-19h + sam-dim 13h-19h
Entrée libre
www.instantsvideo.com
41 rue Jobin
Friche La Belle de Mai
13003 Marseille
04 95 04 95 04

Article paru le mercredi 30 octobre 2019 dans Ventilo n° 436

Les Instants Vidéo

Vidéo Games

 

Pour leur trente-deuxième édition, les Instants Vidéo entrent en résonance avec le triste anniversaire du 5 novembre et le vent de révolte qui souffle en Catalogne, à Hong Kong,  au Liban, au Chili et en France. Images en phase avec un monde en ébullition dans lequel on assiste à une flambée de révoltes sociales dont certaines se voient réprimées à coup de balles réelles… Un festival résolument ancré dans la réalité, qui prend sa source à Marseille mais irrigue tout le territoire et bien au-delà.

  « L’art ne doit pas être séparé de la vie, ni la vie de l’art. » Si le festival affirme ce postulat dès les premières lignes de son dossier de presse, c’est qu’il applique ce précepte à sa programmation bien sûr, mais aussi et surtout à l’essence même des Instants Vidéos, qui se « pratiquent » dans des lieux d’art mais en dehors également, dans les galeries populaires et éphémères du SARA et de l’ADPEI, allant à la rencontre d’un public plus large. Depuis 1988, l’association Les Instants Vidéo Numériques et Poétiques est engagée dans une action militante portant à la fois sur l’initiation à la lecture d’image, la démocratisation de l’art, la défense et la promotion des artistes et de leur travail à l’échelle locale et internationale. L’équipe des Instants Vidéo, ce sont aussi des acteurs politiques qui n’hésitent pas à prendre position dans une époque où l’on constate chaque jour l’effarante tiédeur et la résignation d’une société qui s’émeut à peine devant des immeubles qui s’écroulent, des pompiers ou des manifestants, y compris adolescents, que l’on réprime à coups de flash-ball et autres armes non létales dignes d’un jeu vidéo mais pourtant bien réelles dans la septième puissance mondiale, la France. Nous ramener à ce principe de réalité n’est donc pas chose vaine, et c’est ce que les 192 œuvres de cette trente-deuxième édition, issues de 49 pays et pensées par 180 artistes, tentent de faire en évitant d’accabler le spectateur, mais en lui demandant de regarder les choses de ce monde en face pour l’imaginer autrement et passer à l’acte d’une reconstruction, voire d’une déconstruction. Le festival se déroule en plusieurs temps. D’abord avec l’exposition Effondrements / Soulèvements à la Tour Panorama de la Friche, qui rassemble vingt installations vidéo internationales dont l’objet serait de montrer que « quand les espoirs, les maisons ou les corps s’effondrent, l’art est le rebond. » On y retrouve notamment Tombe (avec les mots) de Robert Cahen ou Marche de la colère de Brut TV, exposant au titre d’œuvre d’art une émission de télé comme on les aime, quand elle renoue avec son médium, filmant en direct l’une des manifestations qui ont suivi l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne. Cette vidéo est mise en écho avec Bergen à Oslo, long travelling de 7h14 dans un train. Du 8 au 10 novembre à la Cartonnerie, on pourra voir les trois installations du Collectif Ornic’Art, Denis Cartet (Digital Borax) et Naod Lemma, mais également toute la programmation du festival, avec des vernissages, des performances, des échanges avec les réalisateurs, des discussions et des films réunis selon des thématiques telles que « La dialectique de l’ordre et du désordre », « Pour Chantal duPont. L’art de l’envol », « La Lune, la télévision et Dziga Vertov », etc. Lors de la soirée inaugurale sera projeté le dernier film de Jean-Luc Godard, Le Livre d’image (Palme d’Or spéciale du Festival de Cannes 2018), ovni sculptural et cinématographique écrit comme un hymne aux artistes faiseurs de formes et de sens. Le film sera précédé de Sang titre, un message adressé aux Palestiniens que Leïla Shahid représentera lors de cette soirée d’ouverture placée sous l’union de Marseille, Ramallah et Gaza, trois villes qui s’effondrent et se relèvent…   Trente-deux ans que les Instants Vidéo nous abreuvent d’images qui nous grandissent, nous mettent face à des écrans qui nous (r)éveillent, face à des films d’artistes qui racontent le monde dans ce qu’il a de plus complexe et de moins manichéen. Trente-deux ans de travail et d’action pour réunir le champs de l’art et celui du champ social, car l’aventure se vit aussi dans le centre de réinsertion dit le SARA tout comme à l’École des Beaux-Arts d’Aix, dont le directeur, Christian Merlhiot, également réalisateur, doit être particulièrement attentif à cette forme qu’est l’art vidéo — dont les trois actes fondateurs datent de 1963, quand Nam-June Paik exposait ses 13 distorted TV sets lors d’une expo Fluxus, que Wolf Vostell proposait un « film d’artiste » reprenant sur une pellicule des images de télévision déformées, lacérées ou déchirées (Sun In Your Head) et que Jean-Christophe Averty moulinait un bébé dans un presse-purée. Assemblage, découpage, collage… l’art vidéo utilise les mêmes gestes que le dessin ou la sculpture, les matériaux étant tout à la fois l’image et les supports de l’image.  C’est un médium qui se réinvente sans cesse, et cette troisième édition nous le prouvera certainement. Car Marseille n’est pas seulement la ville où les immeubles d’effondrent, c’est aussi celle qui accueille ce festival et les gens qui le font vivre…  

Céline Ghisleri

 

Les Instants Vidéo : jusqu’au 31/12 à Marseille. Rens. : www.instantsvideo.com

Grand week-end de programmation internationale d’arts vidéo et numériques : du 8 au 10/11 à la Cartonnerie (Friche la Belle de Mai, 41 rue Jobin, 3e).

Le programme complet des Instants Vidéo ici