Happy Hour © Jean Poucet

Avignon Off 2016

Jeux sans frontières

 

Pour sa cinquante-et-unième édition, le Off d’Avignon s’affiche « animateur de territoire ». « Le monde se rencontre à Avignon » est même le slogan qui ouvre son programme, fort de… 1416 spectacles. Parcours transversal.

 

En ces temps incertains où les nations s’érigent en murs, où la porte des frontières claque au nez des nouveaux arrivants, où la démarcation se revoit collée à la marge, entraînant la censure ou la disparition, le spectacle vivant, en indéniable marqueur temporel, se devait de souligner son ouverture au monde. Ainsi, le Off se fera cette année passeur de frontières.
Dans cette veine, Alain Cofino Gomez, nouveau directeur de l’incontournable Théâtre des Doms, a intitulé sa première édition Quatorze spectacles sans frontières, avec une affiche bleue sur laquelle se dessine un échangeur. En effet, les Doms seront un carrefour de spectacles singuliers où les limites se verront repoussées. Celles de l’âge et de la forme d’abord, avec Happy Hour, le magnifique duo de danse de Mauro Paccagnella et Alessandro Bernardeschi. Celles de la folie et de la peur du monde extérieur ensuite, avec Nasha Moskva, d’après Les Trois Sœurs de Tchekhov, porté par trois incroyables comédiens, Marie Bos, Estelle Franco et Francesco Italiano, assistés de Guillemette Laurent. Celles de la destinée familiale aussi, avec J’Habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin de Jean-Marie Piemme avec Virginie Thirion et l’excellent Philippe Jeusette, un des acteurs phares actuellement en Belgique. Piemme revisite une histoire ouvrière et familiale wallone pour la rendre universelle.
Par ailleurs, en juillet, nul besoin d’allumer sa radio : les chroniqueurs de La Matinale de France Inter et de Si tu écoutes, j’annule tout migrent pour quelques jours dans le Off. Emmenés par notre locale et incroyable Nicole Ferroni avec L’Œuf, la poule ou Nicole (du 20 au 24 au Paris), Alex Vizorek (du 7 au 10 Théâtre du Rempart), Guillaume Meurice (Théâtre du Cabestan), Vincent Dedienne (Chapeau d’Ebène) et le ménestrel Fréderic Fromet (Théâtre Au Coin de la Lune) partiront eux aussi en live dans la Cité des Papes… Des joyeux drilles qui risquent de s’inviter aux nouveaux Apéros politiques à l’Agora, dans le village du Off, rencontres-débats entre personnalités politiques, artistes et public.
Il sera également question de politique à la Manufacture, avec Liebman renégat de Riton Liebman, mis en scène par David Murgia (du Théâtre de l’Ancre de Charleroi), dans lequel l’auteur et comédien (La Meilleure façon de marcher de Claude Miller) parle de son renégat de père, Marcel, un juif de gauche, universitaire de renom et militant pro-palestinien. Il en sera de même aux Hauts Plateaux avec Sankara Mitterrand de la compagnie toulousaine L’Agit. Si vous avez aimé le magnifique film de Léa Fenher, Les Ogres, vous y retrouverez avec le même plaisir les comédiens Ibrahima Bah et François Fehner, ici rejoints par Pascal Papini.
Le théâtre se fait itinérant si vous passez le Pont d’Avignon pour le Festival Villeneuve en Scène, qui fête ses vingt ans avec une très belle programmation dans laquelle figurent notamment le Cirque Poussière et le Grand cru(e)/Bouteille d’Abraham Poincheval
Désormais, un pictogramme permet d’identifier les créations (spectacles joués pour la première fois à Avignon). Certains sont même des versions courtes ou des étapes de travail, une manière de dialoguer avec le public en cours de réalisation. Ainsi, dans Narcose (à voir au Théâtre La Parenthèse), qui verra le jour en janvier 2017 à Bonlieu-Annecy, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou proposent une invitation à une immersion dans les profondeurs de trois trajets solitaires et intimes. Narcose dialogue avec les états de corps dont la perception est altérée par l’ivresse dans laquelle ils baignent…
Offrez-vous également quelques séances de rattrapage avec des spectacles que nous avons précédemment vus et aimés : Les Filles aux mains jaunes de Michel Bellier au Girasol, Zoom de Marie Provence à l’Entrepôt, Alceste(s), ex Misanthrope(s) de la compagnie Vol Plané au Carmes, Walking Thérapie, un road movie de Nicolas Buysse et Fabio Zenoni orchestré par Fabrice Murgia aux Béliers, La Convivialité, traité humoristique sur l’orthographe de Jérôme Piron et Arnaud Hoedt à l’Espace 40, Mon amour fou de Roxane Kasperski chez Artéphile, en forme d’émouvant coup de poing sur l’amour conjugué à la bipolarité… Ou encore Le Mois de Marie précédé de L’Imitateur de Thomas Bernhard, par l’Autre Compagnie, au Théâtre des Halles. Un très beau travail de Frédéric Garbe (mise en scène), Pascal Rozand et Gilbert Traïna, qu’on a pu remarquer dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie. Le réalisateur sera d’ailleurs à Avignon pour y présenter, en avant-première, son nouveau film, Rester vertical, dans le cadre des projections avec le In que propose à L’Utopia. En effet, les frontières In/Off se franchissent peu à peu, elles aussi, comme avec Conférences des choses de François Gremaud et Pierre Mifsud (2b Company), qui sera donné chaque matin à la Manufacture sous forme d’épisodes distincts, lorsque l’intégralité du spectacle (de huit heures) se verra jouée à la Collection Lambert. Un événement en complicité avec le In, dans le cadre de ses Ateliers de la pensée, mais faisant aussi partie de la très intéressante Sélection suisse avignonnaise.
Et si, après tout ça, l’ennui vous gagne, rejoignez à l’Entrepot Le Projet ennui de la compagnie Le Cabinet de Curiosités, dans lequel Guillaume Cantillon et Franck Magis explorent l’ennui dans tous les sens : celui du quotidien, celui qui conduit à la neurasthénie, le vide qui rejoint la mort, l’ennui qui figure le néant…
En 1951, dans Les Voix du Silence, André Malraux disait : « L’art est un continent aux frontières indistinctes. » On ne peut qu’alors vous souhaiter une bonne traversée.

Marie Anezin

 

Avignon Off : du 7 au 30/07 à Avignon.
Rens. : www.avignonleoff.com